Nous sommes toutes et tous profondément éduqué-es, conditionné-es, formaté-es à haïr les femmes. Nous haïssons les femmes quand elles sont belles, nous haïssons les femmes lorsqu'elles sont laides, nous haïssons les femmes quand elles sont grosses, nous haïssons les femmes comme ci ou comme cela. Nous n'aimons rien de ce qui est considéré comme féminin et nous nous en excusons si c'est le cas ("j'aime bien le maquillage pardon c'est un peu futile mais ca me détend" - rire gêné).
Les femmes se haïssent entre elles mais leur pouvoir de nuisance, en termes de violences de genre, reste limité. Les hommes sont éduqués, formatés, à battre les femmes, à les violer, à les harceler. Il existe une violence de genre exercée par les hommes contre les femmes. Cette violence implique des agressions sexuelles, des viols, des insultes sexistes et du harcèlement. Cette violence est condamnée mais aucun réel effort n'est fait pour lutter contre ; la pluie tombe et les hommes violentent les femmes c'est ainsi.
Notre relation aux femmes est faite d'ambivalence. On aime la beauté de certaines femmes mais on tend à les trouver bêtes. On les trouve sournoises, futiles, colériques, têtes en l'air ; des charmantes têtes de linotte qu'il fait bon avoir près de soi mais pas trop longtemps. Nous nous conditionnons à apprécier les qualités dites masculines (franchise, courage, force) et à sur-estimer les défauts dits féminins (sournoiserie et futilité en tête de liste).
Nous affirmons que le viol des femmes est un crime épouvantable mais nous considérons que, quand même, certaines femmes l'ont bien cherché.
Nous affirmons que nous ne frapperions pas une femme "même avec une rose" mais quand même certaines sont bien chiantes.
Les réactions face à l'agression à main armée de Kim Kardashian qu'on résumera par un immense éclat de rire mondial témoignent de cette haine profonde, enracinée, quasi indestructible envers les femmes.
Kim Kardashian a donc été agressée par des hommes qui sont rentrés dans l'appartement qu'elle occupait. Ils l'ont ligotée, volée, et menacée d'une arme à feu. Pour qui a déjà fait l'expérience d'être menacée d'une arme létale, cela rappelle les intestins qui se tordent, la sueur froide et sale qui glisse dans le dos, les mains moites, les tremblements, la haine d'avoir peur, la peur panique de mourir. C'est une expérience atroce. Pourtant, il semble que le monde entier l'ait trouvée drôle et ait convoqué les fesses de Kardashian (le rapport avec une agression à main armée ?), sa supposée bêtise (le rapport avec une agression à main armée ?), son poids (le rapport avec une agression à main armée ?), sa sex tape (le rapport avec une agression à main armée ?), son émission de real tv (le rapport avec une agression à main armée ?), la taille de sa poitrine (le rapport avec une agression à main armée ?) ou sa vie sexuelle (le rapport avec une agression à main armée ?). Certains anticapitalistes auto proclamés en mal de haine se persuadaient pendant ce temps que les voleurs étaient de fervents lecteurs de Marx et qu'ils avaient accompli là une action face à laquelle les barricades de 1871 passaient pour une aimable bluette.
Beaucoup se sont également étonnés et ont regretté qu'elle n'ait pas été violée au passage. Ces réactions sont d'ailleurs extrêmement intéressantes puisqu'elles semblent parfois vouloir constituer un hommage à Kardashian ("moi je la trouve tellement belle que je n'aurais pu m'empêcher de la violer") ou une critique voilée des agresseurs (Sont-ils vraiment des hommes ? Quel homme ne l'aurait pas violée ?). Dans un "sketch" du 04 octobre, Nicolas Canteloup imite Strauss-Kahn pour dire que "ce n'est pas le coffre-fort qu'il aurait essayé de faire sauter". Le viol est vu comme le "crime des crimes" mais il semble qu'il soit acceptable de rire d'une femme qui, quelques jours auparavant, a craint pour sa vie et a justement craint d'être violée comme elle l'a dit après l'agression. Ce sketch est parfaitement significatif de nos réactions face aux violences sexuelles : Strauss-Kahn a été accusé, plusieurs fois, de violences sexuelles. Il est convoqué dans un sketch non pas pour être moqué mais pour servir d'élément de moquerie face à une femme.
Ces réactions doivent nous amener à plusieurs réflexions :
Toutes victimes du sexisme.
La position sociale, l'argent ne protègent pas du sexisme (ni du racisme, ni de la transphobie ou de l'homophobie). Kardashian est une femme extrêmement riche, extrêmement puissante mais elle subit, au quotidien, des propos sexistes ; au moment même où elle subit une agression très violente, elle en subit encore davantage. Alors évidemment qu'elle a davantage de ressources pour se défendre, elle peut attaquer en justice, convoquer des gardes du corps mais cela sera toujours après avoir subi du sexisme ; elle ne peut l'empêcher (ceci pour les camarades anticapitalistes persuadé-es que les vilaines mais anecdotiques discriminations sexistes, racistes, homophobes et transphobes s'éteindront lorsqu'on abattu le très méchant capitalisme).
Alors si une femme aussi puissante que Kardashian ne peut se protéger du sexisme, le constat doit s'imposer que nous, femmes "ordinaires" sans pouvoir ou argent, le pouvons encore moins. Le constat s'impose également que si une femme victime d'une agression extrêmement violente (et j'insiste sur l'extraordinaire violence qu'il y a à avoir une arme à feu braquée sur soi et des mains inconnues qui vous ligotent et vous touchent) suscite avant tout les moqueries et le rire c'est bien que la haine envers les femmes est tangible, palpable et que toutes les belles phrases à base de "moi j'adore les femmes" sont un mensonge ou plutôt une litanie répétée aux femmes gentilles, aux femmes qui ne sortent pas des clous, aux femmes qui se taisent. (ce qui est une stratégie compréhensible mais non tenable comme Dworkin l'a amplement démontré). On "aime les femmes" mais il n'empêche pas qu'une société toute entière (nos comiques n'inventant rien, se contentant de mettre en sketches les tendances sociales) rit de l'agression d'une femme.
Nous sommes toutes des Kardashian.
Cette expression va en faire grincer des dents certaines, formatées que nous sommes à nous différencier des "mauvaises filles" qui font des sex tape, de la real tv et ont fait différentes opérations de chirurgie esthétique.
Et pourtant.
Une immense majorité de femmes a déjà été traitée de salope ou de pute, ce que Pheterson appelle the whore stigma (le stigmate de la pute). Je précise qu'être traitée de "pute" n'a rien de comparable avec le fait d'être prostituée et de vivre les violences sexistes, étatiques et policières liées à cette activité. Les prostituées sont un groupe discriminé et stigmatisé qui subit de multiples violences entre autres à cause de cette stigmatisation, il n'est pas question pour moi de comparer des situations qui ne le sont pas.
A un moment ou à un autre de notre vie, pour des raisons diverses, parce que nous n'avons pas respecté des règles implicites, nous avons subi ce stigmate là. Souvenez-vous de ce glorieux matin où vous sortiez de chez vous et où l'idée d'une quelconque interaction sociale vous faisait le même effet qu'embrasser l'anus d'un ours diarrhéique. Souvenez-vous du moment où vous n'avez donc pas répondu au "Bonjour" d'un gentleman du quartier, qui, violette à la main et chansonnette à la bouche, s'attendait tout naturellement à ce que vous vous pâmiez dans ses bras. Souvenez-vous du moment où le bateleur s'est transformé en brute écumante et vous a assené un vigoureux "salope" pour le non respect de la règle n° 12356 de la bonne conduite des femmes ("toute femme doit répondre à un homme qui lui fait l'honneur de s'adresser à elle").
Souvenez-vous de ce charmant jeune homme issu d'une si bonne famille (remplacez par "camarade militant tellement safe" si cela vous correspond davantage) qui n'a absolument pas compris, le cher homme, que vous n'acceptiez pas en bouche son merveilleux pénis et vous a donc traité de pute.
Souvenez-vous du copain de ce merveilleux jeune homme qui est allé expliquer à tous et toutes la femme que vous étiez au lit ("une pute"), vous établissant une solide et sympathique réputation pour les 20 prochaines années.
Souvenez-vous de vous, de votre soeur ou de votre fille, rentrant en pleurant du collège, parce qu'elle était désormais considérée comme une "pute" comme elle avait embrassé un garçon et que rien ne pourrait changer cela.
Nous avons quasi toutes subi ce stigmate de la pute, et personne - non, pas même Kardashian - ne l'a mérité.
Selon certain-es, faire une sex tape (événement reproché à Kardashian à toutes occasions) montrerait qu'elle ne se respecterait pas ce qui impliquerait, selon une logique qui m'échappe, qu'on ne la respecte pas. Constatons combien les femmes sont soumises à cette obligation de la respectabilité. Constatons combien les femmes perdent facilement leur respectabilité alors même qu'elles n'ont accompli aucun action qui a nui ou blessé quelqu'un. Il ne s'agit pas d'apprécier Kardashian ou d'en faire une égérie féministe ; il s'agit simplement de constater que le sexisme n'a pas sa place dans une critique la touchant et que non, jamais, aucun homme n'a eu droit aux insultes auxquelles elle a droit à longueur de journée.
Nous serons toutes un jour des mauvaises filles
Je suis chaque fois partagée entre le rire et la colère lorsqu'on me répète que les féministes haïssent les hommes (et c'est justement ce qui va également se produire avec ce texte). L'argument est d'ailleurs particulièrement dégueulasse car il revient à dire, ni plus ni moins, que si les femmes aimaient suffisamment les hommes, alors elles devraient accepter avec bonheur de se sacrifier et d'être discriminées. C'est finement joué puisque les femmes sont conditionnées et éduquées au sacrifice et à la culpabilisation.
Cet argument là qui nous fait perdre un temps extraordinaire vise surtout à nous faire oublier que c'est justement l'inverse ; que les hommes haïssent les femmes. Ils ne cessent de les rassurer en leur expliquant qu'ils ne haïssent que les vilaines filles en oubliant de préciser que n'importe quelle femme peut devenir une "mauvaise fille" si elle ne se comporte pas comme ils l'entendent. Ainsi, sans aucun doute, ce texte me fera un peu plus rentrer dans cette catégorie là qui vaut insultes et violences diverses.
Le constat est amer dans un monde où la mixité est quasi obligatoire et où ceux qui nous haïssent sont nos pères, nos frères, nos amis, nos maris ou nos amants. Pourtant tant que nous n'aurons pas pris en compte cette donnée là, tant que les hommes ne cesseront pas de maquiller leur profonde misogynie par les artifices de la galanterie et de l'"amour du beau sexe", le sexisme ne reculera pas. Tolérer ce qu'on a pu entendre autour de Kardashian qui a été en termes de violences sexistes, d'une exceptionnelle agressivité, montre que nous acceptons qu'il y a des femmes qui, des femmes pour qui c'est moins grave, des femmes qui l'ont peut-être un peu cherché, des femmes bêtes, des femmes formatées. Cela ne doit plus être.
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