Avr 102021
 

Avant de commencer ce texte, je voudrais faire une clarification préalable. Je ne suis pas, dans l’état actuel de la société, pour une légalisation du suicide assisté. C’est un constat étrange pour moi puisque le camp politique auquel j’appartiens me semble quasi unanime sur le sujet et que les opposants au suicide assisté sont ramenés à leur « extrémisme religieux » alors que je suis athée.
Je vous invite, au-delà de la réflexion anticapitaliste et antivalidiste qui vont, me semble-t-il, de soi sur ce sujet, à lire ces quelques textes qui lient race et suicide assisté, et celui-ci qui lie genre et suicide assisté. Nous savons qu’il existe des biais sexistes, racistes, classistes dans le soin qui conduira à ce que des personnes racisées, par exemple, soient moins bien soignées que des blanch-e-s. Aux Etats-Unis, s’il y a autant de cancer du sein chez les femmes blanches que noires, ces dernières en meurent bien plus. Nous savons que des biais racistes poussent à moins soulager la souffrance des personnes noires et arabes par exemple parce qu’on pense qu’elles exagèrent leur souffrance et aussi parce qu’on estime qu’elles sont trop peu intelligentes pour comprendre les traitements à prendre.
Il est donc à craindre, dans un contexte, où les pauvres, les femmes, les personnes racisées (et imaginez donc ce qu’il se passerait pour une femme noire pauvre) reçoivent des soins de moins grande qualité et où leur souffrance est moins prise en charge, que ces personnes demandent plus facilement à avoir accès à un suicide assisté. Paranoïa de ma part ? En février 2021,  le sénat canadien a demandé à avoir accès à des données concernant les personnes racisées parce qu’il y a crainte que « The amendment reflects concern that Black, racialized and Indigenous people with disabilities, already marginalized and facing systemic discrimination in the health system, could be induced to end their lives prematurely due to poverty and lack of support services. » (crainte que certains demandent à mourir prématurément parce qu’ils sont pauvres et ne bénéficient pas d’aides en tout genre pour supporter leur maladie).
L’absence de questionnements sur le sujet m’interroge et me pousse, dans l’état actuel de notre société, à être plus que dubitative sur le sujet de la légalisation du suicide assisté.

Mais ce texte avait avant tout pour but de répondre à une opposante au suicide assisté, Barbara Lefebvre qui a déclaré la semaine dernière, qu’on pouvait toujours se suicider si on avait une maladie incurable. J’y ai été confronté par le suicide de mon père et ma mère a émis cette idée lorsqu’elle a su avoir une maladie incurable.
En 1998, mon père a 73 ans. Il a un syndrome dépressif jamais traité (du pour partie à sa déportation), il a déjà eu un avc et un infarctus. Il a une tension très élevée que les médicaments ne font pas baisser. Il sait qu’il risque un nouvel avc qui peut le laisser très handicapé, chose qu’il ne supporte pas. Même si je ne saurais résumer son suicide en ces quelques lignes, il est certain que tout cela a joué dans le fait de se suicider le 13 mai 1998.
Il a donc fait exactement ce que vous proposiez Madame Lefebvre.
Mais.
Se suicider implique de choisir une méthode efficace et de n’être pas « dérangé » pour le compléter. Mon père a été découvert avant qu’il soit définitivement mort, si j’ose m’exprimer ainsi. Imaginez-vous Madame, le choc que cela a été pour celle qui l’a découvert ? C’est bien beau de conseiller aux gens le suicide mais soyons un peu pratiques. Comment procède-t-on ? Se suicider implique que votre corps soit découvert ; il faut donc le faire dans un lieu public avec tout ce que cela implique de traumatismes pour les gens qui assisteront à l’acte ou découvriront le corps ou chez soi en espérant que vos proches vous découvrent rapidement. Mon père s'est suicidé et puis il est mort ; tout cela en deux temps. En deux traumatismes.
Voyez-vous Madame Lefebvre je suis une personne extrêmement pratique. Lorsque ma mère m’a dit vouloir se suicider lorsqu’elle souffrirait trop (elle avait un cancer du pancréas), j’ai commencé à réfléchir comment organiser tout cela. I fallait bien que quelqu’un la trouve (et cela ne pouvait être que moi) et ce rapidement (histoire d’éviter une vision de son corps très dégradé). Cela impliquait donc par exemple que ma mère me dise qu’elle se suiciderait le 8 avril, que je passe donc la journée avec cette vision en tête, que, le 9, je débarque gaillardement chez elle pour découvrir son corps et que je prévienne la police et un médecin. Parfait pour faire un deuil, je vous assure.
Mais revenons-en à mon père puisqu’il a pris, selon vous, Madame, la seule décision à adopter face à son état.
Vous aurez déjà compris donc qu’il n’est pas mort tout de suite mais le lendemain avec ce que cela peut susciter d’horreurs pour sa famille, celle qui l’a découvert, ceux qui l’aimaient. Avec a vision de son suicide gravé sur son corps et visible pour nous. Avec l’espoir qu’il va peut-être se réveiller, que le cerveau n’est pas tout à fait mort. Avec l’espoir qu’il va mourir parce que s’il reste dans cet état pendant des années, c’est tout aussi épouvantable. Avec l’idée qui me hante de ne pas savoir la date exacte de sa mort, était-il médicalement mort le 13 ou est-il mort le 14 lorsque son cœur s’est arrêté ? Est-ce que c’est l’acte de décès qui dit la mort ?
Beaucoup de suicides ne sont pas complétés, Madame, quel joie et quel bonheur pour le malade et sa famille de passer à « j’ai une maladie incurable » à « j’ai une maladie incurable et je suis tétraplégique ».
Pouvez-vous imaginer Madame, ce que devient la vie de la famille lorsqu’un de ses membres se suicide ? qu’il ait ou non une « bonne » raison pour le faire ? Comme je l’ai dit, je suis en profond doute face au suicide assisté mais il n’est en rien ressemblant au suicide (voilà pourquoi je préférerais l’appeler euthanasie, d’abord parce que j’ai du mal à écrire le mot « suicide » et ensuite parce qu’il n’y a pas, me semble-t-il dans l’euthanasie, la violence symbolique qu’il y a dans le suicide). Il faut ne jamais avoir vécu de suicide pour comparer les deux, vraiment.
Je ne parlerais que pour moi mais j’ai passé les 20 dernières années à me demander ce que j’aurais pu faire différemment pour que mon père ne passe pas à l’acte, n’accomplisse pas un acte aussi violent, acte que j’ai pris et continue à prendre pour un crachat dans ma figure et celle de ma mère.
Lorsqu’un de vos proches se suicide, Madame, y compris s’il a une maladie incurable, vous serez la coupable de ne pas l’avoir sauvé. Je l’ai vécu, ma mère l’a vécu. On cherchera à savoir où vous étiez, ce que vous lui avez fait ou pas fait.
Lorsqu’un de vos proches se suicide, le suicide devient une de vos options lorsque vous allez mal. J’ai passé les six mois suivant le suicide de mon père à me demander quand je passerais à l’acte à mon tour, persuadée que j’avais désormais cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Et le fait est qu’à chaque fois que c’est allé mal dans ma vie, cet hypothèse a été présente alors qu’elle ne l’avait jamais été. Les statistiques le démontrent, il y a plus de suicides chez les familles où quelqu’un s’est suicidé que dans les autres.
Ma mère a finalement fait le choix de ne pas se suicider (très égoïstement, cela m’a soulagée, deux parents suicidés, on finit par se dire qu’on a merdé quelque part) et est morte de son cancer, de manière extrêmement douloureuse. Mieux ? Je ne saurais dire. Je peux simplement vous dire que cette mort, n’a en termes de violence, rien à voir avec celle de mon père qui m’a laissé amertume, colère, fureur et haine.
Je reste stupéfaite qu'un débat aussi difficile soit mené par des gens n'y connaissant d'évidence rien, instrumentalisant sans vergogne les malades pour mieux étaler leur ignorance crasse et dangereuse sur le suicide.

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  •  10 avril 2021
  •  Publié par à 22 h 49 min
  •   Commentaires fermés sur On se suicide et puis ensuite on meurt ; lettre à Madame Barbara Lefebvre
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