Avr 182016
 

Cet article est le premier d'une série consacrée à la loi sur la prostitution qui a été votée le 06 avril 2016. Le sujet est complexe et long à traiter, j'ai donc décidé d'y consacrer une série d'articles plutôt qu'un seul.

Le premier est donc consacré à certains termes utilisés lorsqu'on parle de la prostitution.


L'expression "traite des noirs" désigne le fait, pendant plusieurs siècles, de faire le commerce d'hommes, de femmes et d'enfants noirs africains. Ce commerce est mené par des réseaux organisés et passe par la capture, la torture, les violences (sexuelles ou non)  et la coercition de ces personnes qui sont vendues, puis déportées vers des pays où elles seront esclaves. Cette traite est légale et est facilitée, encouragée par les états qui la pratiquent et en tirent profit.

On commence à la fin du XIXème siècle à parler de "traite des blanches", expression qui a été étudiée et pour laquelle on a pu démontrer qu'elle avait été inventée par des membres de la Société des Nations pour des raisons morales : la prostitution était un mal à enrayer, et il fallait contrôler, surveiller et limiter les femmes migrantes pour leur propre bien. Est-ce qu'il y a eu des femmes blanches travaillant dans des bordels étrangers ? Oui. Est ce qu'il y a eu des femmes contraintes à le faire ? Oui. Est ce le fait de réseaux internationaux qui procédaient à des enlèvements en masse ? Non. Alain Corbin a ainsi montré que cela a permis de contrôler les migrations des femmes. En faisant planer le spectre d'une hypothétique traite, on les convainquait que le domicile familial restait l'endroit le plus sûr pour elles, contrairement au travail salarié et à la migration.
L'expression "traite des blanches" soulève d'ailleurs différents problèmes :
- elle met au même plan la traite des noirs et la prostitution contrainte de femmes blanches.  Même si cette dernière est évidemment condamnable, elle n'est en rien comparable ni dans les causes ni dans les effets à la traite des noirs.

- elle relativise la traite des noirs. Si l'on pense que les noirs ne sont plus les seuls à avoir connu l'esclavage, alors on peut relativiser ce qu'ils ont vécu et se dire qu'il n'y a plus à revenir sur le passé esclavagiste de certains pays puisqu'ils vivent à leur tour cette atrocité là.

- elle alimente des rumeurs antisémites.
Beaucoup de rumeurs font des juifs d'Europe de l'Est les principaux trafiquants dans la traite des blanches ; rumeurs qui dureront plusieurs dizaines d'années comme en témoigne la rumeur d'Orléans en 1969. Cette rumeur fait courir le bruit que lorsqu'une jeune femme se rendait dans la cabine d'essayage d'un magasin de vêtements tenu par un commerçant juif, elle était enlevée par une trappe existant dans la cabine, droguée puis envoyée dans un bordel à l'étranger.
On constatera d'ailleurs que la rumeur n'est toujours pas éteinte et que certains blogs antisémites continuent à faire passer l'idée qu'il y aurait une exploitation sexuelle par des réseaux juifs de femmes blanches chrétiennes des pays de l'est à destination d'Israël.
Les rumeurs actuelles, depuis le début des années 90, concernent d'ailleurs toujours les pays de l'Est avec des trafiquants de chair humaine essentiellement venus de ces pays. Il y a évidemment des trafiquants venus de l'est ; il n'est pas question de le nier mais de plutôt pointer les fantasmes qu'on a autour des hommes des pays de l'est, forcément cruels, violents et sanguinaires. La série de films Hostel (qui ne concerne pas directement la prostitution mais met quand même en scène un réseau international, utilisant des filles comme appât) est un bon exemple de reconstruction fantasmée de la réalité.

- Elle alimente des rumeurs racistes avec l'idée que les étrangers - particulièrement les racisés - rêvent de "nous" enlever par tous les moyens "nos femmes". Cette construction mentale a déjà sévi pendant les périodes esclavagistes et coloniales où les hommes esclaves et les colons étaient vus comme des violeurs en puissance de femmes blanches. On en a ici un autre exemple.

Dans ce contexte, on comprend que le mot "traite" prend un sens très particulier qu'il serait sans doute préférable de réserver à la traite des noirs ; le mot "trafic" ou "exploitation des êtres humains" lui est sans doute préférable.

Le mot "traite" est néanmoins celui qui a été choisi dans la convention de Palerme en 2000 et en particulier dans le "Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée".
En voici la définition : "L’expression “traite des personnes” désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes;"

Constatons déjà plusieurs choses

- sont systématiquement associés dans ce protocole "les femmes et les enfants". Cela pose évidemment un problème clair d'associer femmes et enfants : une femme n'est pas un enfant, elle est considérée comme légalement apte par exemple à donner un consentement - par exemple sexuel - que ne peut donner un enfant. Si les femmes sont davantage victimes d'exploitation (en particulier parce qu'elles sont davantage victime de violences sexuelles tout en étant autant victimes de violences physiques, économiques etc) que les hommes, elles ne peuvent pour autant être considérées comme le sont les enfants victimes d'exploitation.
Cela pousse, comme on le verra dans l'article suivant, à ne jamais voir les femmes comme des sujets de migrations. Elles sont invisibilisées et seules les migrations des hommes sont étudiées. Les femmes qui migrent sont forcément vues comme passives (on considère uniquement la migration féminine sous l'angle du regroupement familial) ou des victimes de trafic. Les hommes sont pourtant également victimes de violences, de passeurs et de trafiquants mais on ne remet pas en cause pour autant leur désir initial de migration.

- la Convention met au même plan l'exploitation à des fins sexuelles et non sexuelles ce qui rejoint la volonté de certaines féministes de considérer toutes les formes d'exploitation vécues par les femmes, comme le travail forcé et pas seulement l'exploitation sexuelle.  Le travail forcé des femme, qui peut comporter également des violences sexuelles, reste relativement peu étudié en France.

- la définition de la Convention est délibérément imprécise sur le point de la "situation de vulnérabilité".  D'un côté c'est une bonne chose afin de pouvoir prendre en compte les situations très complexes pouvant être rencontrées, de l'autre cela permet beaucoup d'interprétations. Est ce que des personnes venant de pays pauvres d'Afrique et migrant vers l'Europe ne sont pas, par définition, en situation de vulnérabilité économique ? Ne risque-t-on pas, avec une définition très extensive, de nier les volontés de migration pour ne voir que des victimes d'exploitation ?
Selon l'OIT, en 2012, il y avait en Europe 880 000 travailleurs forcés : 70% sont victimes d'exploitation par le travail forcé, 30% sont victimes d'exploitation sexuelle. 58% de ces personnes sont des femmes. Les activités principalement concernées par le travail forcé sont : l'agriculture, le travail domestique, la production manufacturée et la construction.
Voici la définition donné par l'OIT du travail forcé "Le travail forcé est le terme utilisé par la communauté internationale pour décrire des situations dans lesquelles les personnes impliquées – femmes et hommes, filles et garçons – doivent travailler contre leur gré, contraints par leur recruteur ou leur employeur, par exemple en utilisant la violence ou la menace de violence, ou par des moyens plus subtils comme le surendettement, la confiscation des papiers d’identité ou des menaces de dénonciation aux services d’immigration. "

- Le point très problématique de la Convention de Parme est l'arrticle qui suit celui ci dessus et qui dit : "Le consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a a été utilisé". On peut - évidemment - se questionner sur la valeur du consentement d'une personnage vulnérable mais systématiser l'absence de valeur du consentement de ces personnes conduit à créer une perception monolithique des migrations. On le verra dans les prochains articles ; beaucoup de migrant-es se sont retrouvées dans des réseaux qui les ont exploité-es parce qu'il n'y avait pas d'autre moyen pour venir en Europe. Ils avaient une volonté claire de migrer mais l'impossibilité à venir simplement les a forcé-es à faire appel à un réseau.  Dire qu'ils n'ont consenti à rien, nous permet d'oublier le fort désir de ces gens de migrer et surtout notre capacité à leur fermer la porte européenne au nez à triple tour.

Les mouvements abolitionnistes usent de mots précis pour définir la prostitution. La prostitution est souvent assimilée à de l'"esclavage" et l'on parle de "système prostitutionnel". Bref la comparaison avec le système esclavagiste et la traite des noirs est évidente.  Quelles que soient les coercitions dont sont victimes les femmes victimes d'exploitation sexuelle, il me semble dommage de continuer à employer un vocabulaire inadapté et correspondant à des situations historiques précises.
Même si l'on peut déplorer l'inaction et l'inertie de la majeure partie des états en matière de travail forcé, il n'est pas possible de le comparer à un système esclavagiste et à la traite des noirs qui nécessitait, comme on l'a vu, que les états y participant légalisent ce système.

Il me semble important de parler de "travail forcé", de "travail sexuel forcé" (ou d"exploitation sexuelle" si on ne veut pas considérer la vente de sexe comme un travail) plutôt que d'"esclavage" qui recouvre là encore des situations historiques précises.

nb ; on me fait remarquer qu'il n'est peut-être pas exact de dire que les femmes sont autant victimes de violences que les hommes. C'est quelque chose de difficile à estimer.
On sait qu'en termes de violences physiques et d'homicides, les hommes sont plus victimes que les femmes.
On sait qu'en termes de violences sexuelles, les femmes sont plus victimes que les hommes.
En matière de migrations, il y a encore d'autres type de violences :
- violences policières; militaires etc (contrôles abusifs, arrestations arbitraires etc)
- menaces verbales, chantage etc
- propos racistes/sexistes
- violences liées à l'argent (escroquerie etc)
(et il y a encore sans doute beaucoup d'autres types de violences)
Il est très difficile de savoir si ces violences touchent plus les hommes que les femmes.

 

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