Sep 302015
 

Beaucoup ont tendance à voir les féministes comme un groupe monolithique, dont les membres seraient interchangeables. Le féminisme est, plus que jamais, riche de personnalités très diverses.
J'ai donc décidé d'interviewer des femmes féministes ; j'en connais certaines, beaucoup me sont inconnues. Je suis parfois d'accord avec elles, parfois non. Mon féminisme ressemble parfois au leur, parfois non.
Toutes sont féministes et toutes connaissent des parcours féministes très différents. Ces interviews sont simplement là pour montrer la richesse et la variété des féminismes.


Interview de Sandrine.
Son twitter :  @SandG_
Son blog : La pinardothek

 

Bonjour Sandrine, peux tu te présenter ?

Alors je m'appelle Sandrine, bien que mon nom usuel du net soit Sand (rien à voir avec George).

J'ai 33 ans, presque 34. Je suis caviste en Belgique, blogueuse, maman de deux mômes. Mon domaine c'est le vin: j'en bois, j'écris dessus, j'en vis.

Depuis combien de temps te définis tu comme féministe ? Y-a-t-il eu un déclic précis qui t'a fait devenir féministe ?

Je ne peux pas le dater précisément, parce que ça vient vraiment d'une prise de conscience progressive (et c'est pas fini). Je n'ai pas baigné dans un milieu féministe (au contraire ma mère m'a plutôt donné une image très négative des femmes, forcément victimes). C'est donc en rencontrant des gens, en discutant, beaucoup via le net que j'ai commencé à m'intéresser au féminisme.

Il a fallu du temps entre s'y intéresser et se déclarer comme féministe, d'ailleurs. Parce que d'une, ça reste pas facile vis-à-vis de l'entourage, proche ou pas. Il faut assumer "l'image féministe" de misandre, hystérique, et tout ce qu'on veut bien coller comme étiquette: il faut avoir le cran de supporter être vue comme ça par certaines personnes, que ce soit vrai ou pas.

Ensuite, j'ai le tort de lire beaucoup de femmes intelligentes: j'ai toujours une espèce de complexe bizarre à m'assumer "féministe" à côté d'elle.

Parce que j'ai l'impression que mon féminisme est pas assez militant, pas encore assez réfléchi, qu'il n'englobe pas encore tout ce que je voudrais y retrouver.

Sur ton blog, tu traites beaucoup de sujet où tu parles à la fois de vin et de féminisme ; peux tu nous en parler ? quels liens fais tu entre les deux ?

Le vin, c'est le sujet principal, le féminisme vient donner du relief. Avant d'écrire mon blog, j'ai beaucoup lu les autres, et j'en ai conclu ce que je ne voulais pas faire.

Pas un truc chiant, qui s'adresse à une élite, avec un langage codé. Pas un truc qui sente le "vieux". Et pas non plus -comme je l'ai lu souvent de plumes féminines du vin qui tentent de se différencier- avec une orientation girly.

J'ai volontairement choisi des couleurs "neutres" au départ, pensant agenrer mon blog. D'ailleurs, au début, on me prenait régulièrement pour un homme. Et puis, petit à petit je me suis mise à parler de ce qu'une femme qui bosse dans le vin peut subir: des petites humiliations du quotidien, quand on suppose que vous n'y connaissez rien, aux trucs marketings qui dépeignent les femmes comme des greluches, et considèrent qu'on n'a droit qu'aux rosés, et aux vins sucrés. Je fais surtout ça parce que ça m'énerve d'être (souvent) ramenée à mon sexe avant ma compétence pro. Je me suis rendue compte que plus j'en parlais, plus j'avais de retour de femmes, qui me disaient merci: elles complexaient, ou simplement se sentaient seules à râler dans leur coin. Bien sûr, ça peut paraitre un sujet accessoire, parce qu'on se dit "quelle importance qu'on tende la carte des vins seulement aux hommes" ou "qu'est-ce que ça peut faire qu'on qualifie un vin de féminin"... Mais pourquoi pas? Si chaque femme, dans son domaine de compétence aide à réaliser le sexisme qui y sévit, et faire évoluer -un peu- les mentalités vers plus de féminisme, on y gagne toujours.

Si en plus, j'arrive à donner à certaines le goût de parler plus de vin, d'oser s'imposer, d'oser dire ce qu'elles aiment, c'est super cool.

As tu commencé à parler de féminisme et de droits des femmes à tes enfants ? De quelle manière ?

pas à la plus jeune (qui va avoir deux ans). Pour le plus grand, (10 ans) oui dans la mesure du possible, on commente l'actualité (au moment de l'affaire tartines, j'ai beaucoup expliqué) et surtout, ça passe par des choses concrètes: aider au ménage, être responsable de ses affaires, savoir faire tourner une machine. Je trouve impératif qu'un garçon sache se débrouiller sans "fille" à côté. Si on veut que les mecs fassent des taches ménagères, ne soient pas violents, sachent discuter, c'est maintenant que ça se joue. C'est difficile parce qu'il est à un age, où j'ai l'impression, le genre est très fort. Les garçons "doivent" se comporter comme des garçons pour "exister" aux yeux des copains. Lui apprendre que se battre, c'est pas"être un gars" c'est compliqué. Comme le fait de pleurer ne fait pas de lui "une fille". Après, j'imagine qu'en grandissant il sera moins inquiet de tout ça. J'espère.

As tu l'impression que le milieu du vin est particulièrement machiste ?

Machiste non, disons qu'il s'améliore en ayant encore quelques relents sexistes. Les femmes ont toujours été là, mais moins exposées qu'aujourd'hui. CE qui me chagrine plus, c'est que je vois une évolution où on passe d'un machisme assumé à une célébration de "l'entre-filles". Y a plein d'assoc' de vigneronnes qui se montent (premier de leurs réflexes: se défendre d'être féministes). J'y verrai pas de souci si c'était des groupes de paroles et d'entraide, comme on voit dans certains milieux féministes, non mixtes pour garantir la liberté des femmes. Sauf que c'est tout l'inverse: des groupes clivants qui exacerbent le girly, la féminité des femmes du vin, etc.

 Peux-tu expliquer les préjugés autour des femmes et du vin ?

Les femmes seraient au choix: plus douées pour goûter, (on t'explique que c'est physiologique, les hormones, ou ce genre de conneries), plus douées pour verbaliser la dégust', plus attirées par le joli (= belles étiquettes), pas du tout attirées par les vins costauds, rouges, puissants...

Et en même temps, elles s'y connaîtraient peu. Je te passe le paragraphe sur les vigneronnes (plus sensibles et donc douées en vinif, mais incapable de faire les travaux physiques lourds : bullshit)

Le  packaging répond à cette image de femme coquette, éthérée, sensible....

Je ne compte plus les articles que j'ai écrit sur des étiquettes, des qualificatifs, qui abrutissent la femme, complètement, et la prennent pour une cruche. On crée des cartes de vignobles avec des dessins, plutôt que des mots, pour qu'elle comprenne bien. En gros, elle est considérée comme meilleure dégustatrice car plus fine et plus sensible, et en même temps elle n'y connait rien et il faut lui simplifier le vin.

Le pire de tout, c'est que c'est la femme, la pire ennemie du féminisme, parfois.

Ne penses tu pas qu'une étape "vivent les femmes" ( le girly, la féminité des femmes du vin) est malheureusement indispensable pour que les femmes soient reconnues ?

Il y a latent aussi, cette forme de sexisme qui oblige les femmes du vin à être toujours "sexy". Les mecs on leur demande rien.

Il existe des assoc', des concours réservés aux femmes et franchement quand tu vois comment ça se passe...

Donc, non, je ne crois pas qu'il faille en passer par là: mon gros kiff, ce serait qu'il y ait beaucoup plus de visibilité pour les femmes qui méritent, bien sûr, mais pas à n'importe quel prix.

On pourrait déjà commencer par les voir dans les médias (sous un autre angle que "les femmes du vin", qui n'est même plus un marronnier : c'est devenu un baobab)

Pour exemple, les récompenses du vin restent majoritairement attribuées aux hommes.

Tu as une fille et nous discutions il y a peu du fait qu'il est très difficile de ne pas instantanément dire devant une photo de petite fille "qu'elle est jolie" alors qu'on le dit beaucoup moins face à un garçon. que peux tu nous dire là dessus ?

J'ai une fille -et en plus elle a la (mal)chance d'être jolie:  c'est une petite fille, pour autant qu'on puisse en juger qui est bien dans sa peau. Elle reçoit évidemment des compliments sur son physique (que j'essaie d'équilibrer par des compliments plus neutres: style, tu es courageuse, tu es forte, tu es drôle). Avec mon fils, il a été très complimenté aussi sur son physique petit (boucles blondes et grands yeux verts, tu parles huhu), mais en grandissant, les gens ont commencé à parler beaucoup plus évidemment de son caractère. Avoir des enfants des deux sexes te fait te poser beaucoup de questions sur ce que tu leur dis/ comment tu leur dis. J'ai plus tendance à dire à ma fille qu'elle est mignonne (même si je me retiens) et je suis moins spontanée avec mon fils. Je crois que le truc est là: arriver à donner suffisamment d'assurance à son enfant, qu'il puisse être serein (en le complimentant, mais pas QUE sur son physique ou son caractère, les choses qu'il fait) sans en faire trop et transformer ça en obsession.

As-tu une éducation antisexiste avec tes enfants ou sens tu parfois que tu te comportes différemment en fonction de leur genre ?

Dans la mesure du possible, oui. J'essaie d'interroger le plus possible mes réflexes sexistes quand j'en ai. Parce qu'on ne se débarrasse pas comme ça de son éducation, à soi. Après, c'est toujours hyper difficile: il y a l'éducation rêvée, celle dont on se dit "je ne transigerai sur rien" et puis la réalité pratique à laquelle on se heurte. Avant d'avoir mon fils, je pensais "jamais de sucette". Au bout de 15 jours sans dormir, j'ai craqué. Après, le tout est de savoir sur quoi on peut céder de temps en temps (des jouets genrés, parce que les copains ont pareil, en expliquant qu'il existe d'autres façons de jouer, par exemple) et sur ce quoi on ne cédera jamais (les insultes, le fait de dire "c'est pour les filles" de façon méprisante, ou "c'est pas pour les filles" d'ailleurs).

Différemment en fonction de leur genre, je n'en ai pas l'impression: la différence d'âge entre eux est telle (8 ans) qu'il m'est difficile de comparer. Mais j'ai l'impression d'avoir été aussi maternante, proche, de mon fils bébé que de ma fille. Je les pousse tous deux de façon égale vers l'autonomie, en tous cas.
Tu es caviste et tu gères une cave ; comment les clients réagissent ils quand tu les conseilles ? As-tu souvent des remarques sexistes ?

Au début, comme on ne me connaissait pas, j'étais surtout vue comme l'épouse de. Systématiquement, on appelait donc "l'homme" pour être conseillé, on lui demandait confirmation devant moi (?!) de ce que je venais de dire, etc.

Avec le temps, ça arrive de moins en moins, limite certaines personnes préfèrent être conseillées par moi (question d'affinités et de psychologie, sans doute).

Les remarques sexistes, sur les "vins pour une femme", "vins féminins", je les reprends systématiquement, en douceur, mais fermement. Selon les gens, avec de l'humour, histoire de faire comprendre gentiment. Dans un contexte pro, tu peux pas gueuler sur les gens: avec un peu d'expérience, tu peux tout de même arriver à faire passer le message calmement.

Parles-tu ouvertement de ton féminisme à ta famille ou tes amis ? Comment le prennent-ils ?

Oui, selon les personnes ça fait rigoler ou rien du tout. J'ai toujours été identifiée comme "grande gueule", ou "originale", donc le fait de dire "les petits gars, je suis féministe", ça étonne pas grand monde. Ce qui me fait plaisir, c'est quand je vois que ça a un petit impact (sur mes petites cousines par exemple) qui y réfléchissent déjà malgré leurs 18 balais. A cet âge-là, j'étais loin de me questionner là-dessus. J'ai souvent des discussions sur le féminisme ou le sexisme avec mon fils, mon mec, parfois ils ont du mal à piger, mais ils écoutent, on échange, et au final, ça fait évoluer tout le monde.

Tu as beaucoup hésité à réaliser cette interview ; peux tu me dire pourquoi ?

J'ai hésité parce que j'ai parfois l'impression d'être une féministe-caviar. Bon, c'est une boutade mais l'idée c'est: je vis moins d'oppressions que d'autres, beaucoup moins, je suis hétéro, blanche, j'ai pas de problème de fric... Donc, et c'est un peu idiot peut-être j'ai l'impression d'être dans un féminisme très confortable par rapport à d'autres. Et puis il y a Internet: je lis beaucoup, silencieusement, des afrofeministes, des féministes intersectionnelles, bref des femmes qui elles me semblent vachement plus réfléchies et impliquées: je n'ai pas envie de leur prendre une place, ou une visibilité. Je me sens un peu comme un mec, en gros, un mec profem qui devrait s'effacer devant de "vraies féministes". C'est paradoxal, hein?

Aussi, et c'est lié à mon caractère: j'ai toujours peur de dire des conneries. Pour donner un exemple parlant, j'ai attendu des années avant d'oser parler de vin sur le net, le temps d'être sûre d'avoir acquis un certain bagage. Alors, est-ce que je me sens légitime à parler à côté de féministes "sérieuses" qui ont lu plein de bouquins, ont plein de références que je ne connais pas, ont un jargon que je ne maîtrise pas toujours: pas encore.

Est-ce qu'il y a des combats féministes qui te touchent plus que d'autres ?

Des combats qui me touchent plus que d'autres, oui et non. Ceux sur lesquels je peux agir au quotidien m'effraient moins: éducation, marketing genré, sexisme dans le milieu pro. Ca ne veut pas dire que je ne m’intéresse pas au reste (sexisme et racisme, femmes voilées, travail du sexe, femmes mutilées, etc) juste que j'ai moins de moyen d'agir / moins de légitimité à en parler.

 

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