Oct 262015
 

Beaucoup ont tendance à voir les féministes comme un groupe monolithique, dont les membres seraient interchangeables. Le féminisme est, plus que jamais, riche de personnalités très diverses.
J'ai donc décidé d'interviewer des femmes féministes ; j'en connais certaines, beaucoup me sont inconnues. Je suis parfois d'accord avec elles, parfois non. Mon féminisme ressemble parfois au leur, parfois non.
Toutes sont féministes et toutes connaissent des parcours féministes très différents. Ces interviews sont simplement là pour montrer la richesse et la variété des féminismes.

Interview de Léna.

Bonjour peux-tu te présenter ?

Je m'appelle Léna, j'ai 30 ans. Je suis universitaire : je suis en train de terminer ma thèse, et j'enseigne en IUT. Je suis aussi mère célibataire, j'ai une fille de 6 ans.

Depuis quand es-tu féministe ?

En un sens, j'ai toujours été féministe, si on prend la définition qui me semble la plus large : vouloir une égalité femme/homme.

Mais j'ai commencé à réellement m'y intéresser, et à me considérer comme telle, début 2014, donc assez récemment. A cette époque, j'ai commencé à aborder les études de genre dans le cadre de ma thèse, j'ai donc découvert des concepts et des outils qui m'ont permis de structurer ma réflexion sur le sujet. C'est à peu près à cette époque que, parallèlement à mes lectures académiques, je me suis inscrite sur Twitter, où j'ai commencé à suivre différents comptes féministes, et notamment féministes intersectionnels. Depuis, je suis en "apprentissage" perpétuel.

Penses-tu que les mouvements féministes gèrent bien les difficultés rencontrées par les mères célibataires ?

Honnêtement, je n'en sais rien. Je ne me suis jamais rapprochée d'un mouvement particulier ni intéressée en détails à leurs approches, donc je ne sais pas trop si ces groupes contribuent à améliorer la cause des mères célibataires, et si oui, comment. A titre personnel, je peux juste dire que ça n'a aucune incidence sur ma situation de mère célibataire.

As-tu l'impression que ta fille est déjà confrontée au sexisme, de quelle manière ?

Oui, elle y est déjà pas mal confrontée je trouve. Notamment en ce qui concerne les jeux genrés à l'école. Des enfants se sont souvent moqués d'elle parce qu'elle aimait Spiderman, ou ont voulu lui interdire de jouer au foot parce que c'est "réservé" aux garçons. Sans compter les remarques sur le fait que les filles étaient "moins fortes" que les garçons, ce genre de choses...

Ca passe aussi par des petites réflexions au quotidien. Par exemple, un jour je l'ai laissée choisir un Tshirt dans un magasin, et elle en a pris un représentant Dark Vador. Alors qu'elle l'avait à la main, un vendeur lui a lancé "c'est ton frère qui va être content!".

Malheureusement, je constate aussi du sexisme dans l'éducation que lui donne son père quand elle est chez lui. Ca se traduit par de petites phrases comme "il faut souffrir pour être belle", ou "une fille ne doit pas dire de gros mots, c'est pas joli". Il me fait aussi des réflexions proches du slut shaming, quand il me dit par exemple qu'il ne veut pas qu'elle porte de vernis à ongle parce que "ça fait pouffe". Du coup, j'anticipe déjà la période où elle sera adolescente, si elle veut se maquiller un peu, porter certaines tenues, ou quand elle commencera à découvrir la sexualité... Je sais déjà que son père et moi risquons de nous affronter assez violemment sur le sujet.

En attendant, je lui parle déjà d'égalité fille/garçon, avec des mots adaptés à son âge bien sûr. Et j'essaie de lui inculquer la notion de consentement : par exemple l'an dernier, un petit garçon de sa classe l'embrassait de force, je lui ai expliqué que c'était inacceptable.

Y-a-t-il du sexisme dans le milieu universitaire ? Comment se manifeste-t-il ?

Je sais par ouï-dire qu'il y en a, mais personnellement, j'ai eu la chance de ne jamais y être confrontée directement. Je ne suis donc pas la mieux placée pour en parler.

Tu es séparée de ton conjoint qui était très misogyne ; peux-tu nous donner des exemples ?

(trigger warning) Oui. Je commence juste par quelques éléments de contextualisation : le père de ma fille a quinze ans de plus que moi, je l'ai rencontré alors que j'avais 21 ans et lui 36. A ce moment-là, je sortais de 3 ans sans la moindre relation amoureuse, ma confiance en moi était au plus bas, et j'étais tellement contente d'avoir enfin trouvé quelqu'un qui "veuille de moi" que j'ai laissé passer dès le départ des choses que je n'aurais jamais dû accepter. Avec le recul, quand je repense à toute mon histoire avec lui, je me demande comment j'ai pu en arriver là et j'éprouve parfois de la honte. Alors que ce n'est pas moi mais lui qui devrait éprouver ce sentiment...
C'est quelqu'un qui a du ressentiment envers à peu près tout et n'importe quoi, et en particulier envers la gent féminine. Ca s'exprimait beaucoup par du slut-shaming, il employait des expressions absolument ignobles pour qualifier celles qui ne correspondaient pas à son image de la "femme respectable" : "slip sale", "sac-à-foutre", "vide-couilles"... Il critiquait les femmes qui avaient, selon lui, trop de partenaires sexuels, surtout celles qui cherchaient à se mettre en couple après avoir eu de multiples conquêtes : pour lui, elles essayaient de se faire passer pour des "femmes bien" alors que leurs relations passées les avaient, à ses yeux, endommagées, perdu leur valeur. Et il considérait que ces femmes étaient malhonnêtes envers les hommes avec lesquelles elles cherchaient à se caser et à fonder une famille, comme si elle leur vendaient de la marchandise endommagée... La fameuse dichotomie maman/putain, en somme.
C'est quelqu'un qui est aussi très imprégné de culture du viol : pour lui c'est tout à fait compréhensible qu'une femme se fasse agresser sexuellement si elle porte une tenue ou a une attitude qu'il juge provocante, car certains hommes sont en manque (à cause des méchantes femmes qui les rejettent bien sûr) et ne peuvent pas se contrôler devant tant de tentations.

Le paradoxe, c'est qu'il me dévalorisait souvent car je ne m'habillais/me coiffais pas de manière assez sexy à ses yeux... et que ça ne l'a pas empêché de me violer.

Il voulait que je sois sa chose, pour lui une femme appartient à son conjoint et doit être toujours disponible pour lui. Il me disait souvent des choses comme "sois docile", "sois offerte", "sois soumise"... Il voulait que je porte des jeans plus moulants, il m'a déjà dit qu'il fallait que je fasse la vaisselle en string pour qu'il puisse arriver et disposer de moi à n'importe quel moment...

J'en passe et des meilleures... Mais à cette époque, j'en étais encore au début de ma vie sexuelle, je n'avais eu avant lui qu'un seul partenaire, à l'époque du lycée, avec qui je m'entendais bien, mais je n'avais jamais réussi à avoir de plaisir car on s'y prenait trop mal. Je me suis donc retrouvée avec cet homme à la fois beaucoup plus expérimenté que moi et complètement nourri de culture porno.

Au début de notre relation, avant que sa misogynie ne se révèle (ça s'est fait progressivement), je ne ressentais pas de plaisir pendant nos rapports, en raison de mon inexpérience et de ma timidité. J'en suis donc arrivée à la conclusion que j'étais frigide (non). Les premiers mois il a fait mine d'être compréhensif et patient, mais il a rapidement changé d'attitude. Il m'a fait beaucoup culpabiliser en me disant que j'avais un "problème", et me reprochait sa frustration... alors même qu'il n'a pas arrêté d'avoir des rapports avec moi pour autant. Il ne se posait même pas la question, et à vrai dire, à l'époque, je ne me la posais pas non plus. J'avais tellement peur qu'il me quitte que je me laissais faire sans discuter, y compris pour des choses qu'il a continué à faire régulièrement après que je lui ai expliqué que non seulement je n'aimais pas ça, mais que ça me faisait mal. Dans sa tête, il était parfaitement normale qu'un homme puisse disposer de "sa femme" quand bon lui semblait.

Avec le recul, repenser à tout ça au prisme du féminisme m'a aidée à mettre le doigt sur des notions que je n'avais pas précisément en tête à l'époque : consentement, viol conjugal... La phrase de Nicole-Claude Mathieu "Céder n'est pas consentir" m'a permis de mettre un mot sur ce que j'avais vécu : des viols.

Rien ne semble être une excuse pour être restée avec lui près de trois ans, et pour avoir eu, volontairement, un bébé avec lui. Je ne souhaite pas m'étendre sur cette question. Je préciserai juste qu'en dépit de tout ça, je ne regrette pas d'avoir eu ma fille.

C'est moi qui l'ai quitté, six mois après la naissance de notre enfant. Je suis partie le jour où il a levé la main sur moi, en plus des violences verbales et psychologiques que j'endurais depuis des années.

Cette histoire détermine entièrement mon rapport au féminisme. Au début de ma relation avec lui, moi aussi j'ai pu avoir des propos ou des idées allant dans le sens du slut-shaming (sans pour autant apprécier les termes qu'il utilisait pour qualifier les femmes, ni cautionner la culture du viol). J'ai beaucoup évolué, et aujourd'hui j'ai en main des outils conceptuels qui m'ont fait défaut à l'époque, pour comprendre à la fois ma situation personnelle et la dissymétrie des rapports femmes/hommes dans le système patriarcal (dont mon ex semble être, de ce point de vue, une incarnation caricaturale).

Comment envisages- tu face à ta fille de contrer les remarques sexistes de son père ?

J'essaie de lui expliquer à chaque fois que l'occasion se présente que les filles ne sont pas inférieures aux garçons, et que les femmes peuvent faire exactement la même chose que les hommes.

Je ne sais pas encore comment les choses se passeront à l'adolescence, mais je n'hésiterai pas à lui dire que je suis en désaccord avec son père s'il émet des remarques empreintes de slut-shaming concernant ses tenues vestimentaires ou sa sexualité. A partir du moment où elle aura atteint la majorité sexuelle, je lui expliquerai qu'elle peut avoir des rapports avec un ou plusieurs partenaires du moment que c'est mutuellement consenti, qu'elle en retire du plaisir, et qu'elle se protège.

Je ne tiendrai pas compte des éventuelles interdictions de son père concernant une tenue ou une relation : si elle veut porter une jupe courte au lycée ou inviter son copain ou sa copine à dormir à la maison, elle en aura l'autorisation avec moi. Bien sûr, ça s'accompagnera de discussions sur le féminisme et sur des notions que je regrette de ne pas avoir maîtrisées si jeune (bien que j'aie moi-même eu des parents ouverts et tolérants).

Est-ce-que ta fille est déjà touchée par certaines remarques (comme celle sur le tee shirt batman?)

Ca l'agace, mais pas outre mesure, parce qu'elle comprend bien ce que je lui explique quand elle m'en parle : qu'il n'y a pas des jouets/personnages/films "de fille" et "de garçon", et qu'elle peut aimer/faire ce qu'elle veut. Je saisis toutes les occasions que j'ai de le lui rappeler, même si évidemment je ne prépare pas ma "leçon féministe du jour" : c'est toujours basé sur l'expérience du quotidien.

Tu as souhaité mettre un trigger warning avant de répondre à une question ; peux-tu expliquer ce que cela veut dire et pourquoi tu as souhaité le faire ?

 Un "trigger warning", c'est un avertissement indiquant que ce qui va suivre peut choquer, perturber. Dans le cas présent, je pense qu'il est nécessaire de mettre un trigger warning parce que je rapporte des propos insultants extrêmement violents, et, bien sûr, parce que je parle de viol. Cela peut heurter la sensibilité de personnes qui ont vécu des choses similaires dans leur passé, ou qui, tout simplement, supporteraient mal d'être confrontées à un récit aussi dur.

Est-ce-que ton ex mari a pu comprendre pourquoi tu le quittais ? Est-ce-que tu sais ce qui motive une telle haine des femmes ? Est-ce-que son père a la même haine envers les femmes ?

Non, mon ex (nous n'étions pas mariés) n'a absolument pas saisi les véritables raisons de mon départ. Sur le coup, même si c'est moi qui lui ai annoncé que je ne pouvais pas continuer, il a considéré que c'était d'un commun accord, parce que "ça n'allait plus entre nous" depuis la naissance de notre fille (il ne remet absolument pas en question tout ce qui a pu se passer avant).

Suite à mon accouchement, j'ai refusé tout rapport sexuel. C'est très cliché dit comme ça, mais devenir mère m'a apporté une force nouvelle. Son "chantage affectif implicite" ne marchait plus sur moi, c'est-à-dire que je n'avais plus peur d'être quittée si je n'accomplissais pas mon "devoir conjugal". Il l'a très mal pris, a vécu ça comme un véritable affront et s'est senti "lésé" (le terme est de lui). A partir de là, j'ai fait partie des meubles pour lui. Il était totalement aveugle face à l'état d'épuisement physique et psychologique dans lequel je me trouvais du fait que je m'occupais à peu près seule d'un nourrisson. Et il ne s'est absolument pas posé la question des désagréments physiologiques qui suivent une grossesse...

J'ai commencé à projeter de partir alors que ma fille avait environ 2 mois. Je voulais attendre un peu, et notamment trouver un petit travail (j'étais entre mon Master et mon Doctorat, je ne voulais pas renoncer à mon projet de thèse). Finalement, le geste violent qu'il a eu envers moi alors que notre fille avait 5 mois et demi a accéléré les choses : je m'étais toujours dit que s'il franchissait un jour cette limite, je partirais sans attendre.

J'ai eu une immense chance dans mon malheur : l'aide financière de ma famille, qui m'a apporté un immense soutien, tant sur le plan moral que matériel. Grâce à mes parents et ma grand-mère, j'ai pu prendre un appartement pour ma fille et moi très rapidement, et même me lancer dans ma thèse à la rentrée suivante. Je sais qu'un très grand nombre (la majorité?) de femmes victimes de violences conjugales ne peuvent pas quitter leur conjoint car elles n'ont pas les ressources nécessaires pour s'en sortir seules. Je m'estime donc infiniment privilégiée.

Bref, pour finir de répondre à la question après cette longue digression : mon ex estime que nous nous sommes séparés à cause de MON "problème sexuel" : je n'aimais pas le sexe, n'étais plus disponible pour lui, et c'est ça qui, selon lui, a fait que notre couple ne pouvait plus fonctionner.

Je ne sais pas exactement ce qui motive chez lui une telle haine envers les femmes. C'est quelqu'un de misanthrope de manière générale ; pendant mon travail de thérapie (que j'ai achevé l'an dernier), j'ai même fini par mettre un nom sur sa pathologie : c'est un sociopathe. A mon avis, c'est quelqu'un qui éprouve un grand complexe d'infériorité, qu'il essaie de contrer en écrasant les autres, en les méprisant et en essayant d'être en permanence en situation de domination par rapport à eux. Par exemple, il ne s'excusera jamais à propos de quoi que ce soit, parce qu'il considère ça comme une marque de faiblesse.

Si ça se manifeste de manière aussi violente envers les femmes, c'est probablement lié au fait qu'on vive dans un système patriarcal, dans lequel les femmes sont en position d'infériorité dans les rapports sociaux : elles sont des "proies faciles" pour lui, c'est toujours plus facile de taper (au sens propre et au figuré) sur plus faible que soi.

C'est tout à fait inconscient chez lui, car c'est par ailleurs quelqu'un qui tiendra sans complexe des propos masculinistes : il considère qu'on vit dans une société où les femmes n'ont plus à se battre pour l'égalité, mais qu'à l'inverse elles ont pris le pouvoir et sont abusives envers les hommes (il parle par exemple des "violences psychologiques" que les femmes infligeraient très souvent aux hommes au sein de leurs couples). Il déprécie ce qu'il appelle les "femmes modernes", i.e. émancipées, indépendantes, celles qui "ne font plus la cuisine" et sont libérées sexuellement. Je pense que ça lui fait peur, tout simplement, à cause du complexe d'infériorité refoulé dont je parlais plus haut.

Je n'ai jamais perçu de misogynie chez son père, avec lequel je m'entends plutôt bien. Comme les gens de sa génération (il va sur 70 ans, il est et restera imprégné de stéréotypes de genre (madame cuisine, monsieur bricole), mais il n'a pas de ressentiment ni de haine envers la gent féminine.

As-tu porté plainte contre lui ?

Non, je n'ai pas porté plainte contre mon ex. Pendant la relation, je n'y ai tout simplement pas pensé. Je n'avais pas le recul nécessaire pour réaliser que j'étais victime de choses totalement abusives qui pouvaient peut être être punies par la loi. Et puis je n'aurais pas vraiment eu de preuves à apporter...

Quelques mois après la rupture, il a eu des accès de rage à une période où je venais de commencer une relation avec un autre homme. Au cours d'une dispute, il a à nouveau eu des gestes violents envers moi. Cette fois, j'ai voulu porter plainte, mais je n'avais aucune marque physique prouvant l'agression. Comme la première fois, il m'avait davantage bousculée que véritablement frappée, je n'avais donc pas de bleu ni de trace que je pouvais faire constater à l'hôpital, et les policiers ont refusé d'enregistrer ma plainte. Je n'ai pu faire qu'une main courante. Je ne le lui ai jamais dit, mais je garde le document en sachant que je pourrai le ressortir si j'avais à nouveau des problèmes graves avec lui.

J'anticipe une autre question, en précisant dès à présent qu'il voit notre fille régulièrement (toutes les semaines, bien que j'aie sa garde), et que, même si son éducation laisse à désirer à de nombreux niveaux, il n'est pas violent avec elle.

 

Le numéro vert pour les victimes de violences conjugale : 39 19 (numéro anonyme et gratuit)

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