"Photographier, c'est s'approprier l'objet photographié. C'est entretenir avec le monde un certain rapport qui s'éprouve comme rapport de savoir, et donc de pouvoir. (...) le texte imprimé filtre le monde, le transforme en objet mental, de façon moins traîtresse, semble-t-il, que les images photographiques qui sont maintenant la source principale où l'on apprend à qui ressemblait le passé et ce que contient le présent. Ce qui est écrit sur une personne ou sur un événement se donne ouvertement comme une interprétation, au même titre que ces "propositions" plastiques artisanales que sont les peintures et les dessins. Les images photographiques ne donnent pas tant l'impression d'être des propositions sur le monde que des morceaux du monde, des miniatures de la réalité que quiconque peut produire ou s'approprier." Susan Sontag Sur la photographie
"C'est qu'en face d'elles [les photographies], nous sommes à chaque fois dépossédés de notre jugement : on a frémi pour nous, on a réfléchi pour nous, on a jugé pour nous ; le photographe ne nous a rien laissé - qu'un simple droit d'acquiescement intellectuel : nous ne sommes liés à ces images que par un intérêt technique ; chargées de surindication par l'artiste lui-même, elles n'ont pour nous aucune histoire, nous ne pouvons plus inventer notre propre accueil à cette nourriture synthé tique, déjà parfaitement assimilée par son créateur. (...)La photographie littérale introduit au scandale de l'horreur, non à l'horreur elle-même." Roland Barthes Mythologies
"Pendant que, sur le terrain, des être de chair et de sang se suicident ou s'entretuent, le photographe reste derrière son appareil, à créer un tout petit élément d'un autre monde : le monde de l'image, qui se propose de nous survivre à tous". Susan Sontag De la photographie
"Il y a une limite où l'exercice d'un art, quel qu'il soit, devient une insulte au malheur." Maurice Blanchot, L'écriture du désastre.
Avant de commencer cet article, je voudrais préciser dans quel contexte il a été écrit. Lorsque la photo d'Aylan Kurdi est parue dans la presse, j'avais un accès très réduit à Internet, ce qui ne m'arrive quasiment jamais, et à l'actualité. J'ai vu la photo par quelqu'un qui l'avait partagée sur facebook et j'ai au départ cru que la diffusion de cette photo émanait d'une initiative individuelle. Ce n'est que le lendemain, en jetant un œil à twitter, que j'ai pu voir la diffusion massive de cette photo, les polémiques et l'émotion intense qu'elle suscitait. Dans le contexte où j'étais, cette émotion m'a parue - et me paraît toujours - totalement incompréhensible puisque j'avais pu par ailleurs constater que les articles autour du même sujet suscitaient une royale indifférence de la part de la majorité des personnes qui s'émouvaient de cette photo.
J'ai donc eu envie de réfléchir à plusieurs choses :
- Pourquoi la photo arrive-t-elle à susciter une émotion que les textes seront toujours incapables de provoquer ?
- Est-ce que la photo, à elle seule, est un matériel aussi intéressant, aussi complet que le texte pour dire l'histoire ou l'actualité ?
- Pourquoi cette photo-là en particulier a-t-elle suscité une émotion aussi importante, du moins en Europe ?
Je précise rapidement une autre chose ; j'emploierai systématiquement dans ce texte le mot "migrant-e". Le vocable "réfugié-e" que certains nous somment d'employer me semble entériner une situation où il y aurait les mauvais migrants (les migrants économiques) et les bons réfugiés (qui fuiraient la guerre). Je ne considère pas qu'il y a de bonnes ou mauvaises raisons de migrer ; le mot "migrant-e" désigne donc simplement moi celui ou celle qui a entamé ou achevé un parcours de migration d'un pays à un autre, ou d'une région à une autre.
Je parlerais également du cadavre plutôt que du corps ; les mots ont un sens sans aucun doute bien moins fort qu'une image comme on va le voir. Le mot "corps" ne désigne pas forcément un corps mort ; employer ce mot serait donc, selon moi, une manière d'édulcorer la mort d'un enfant, parce qu'elle nous serait insupportable. Ce qui me semble insupportable sont les politiques migratoires européennes en obligeant les migrant-es à prendre des risques insensés pour venir en Europe. Il ne s'agit donc pas d'irrespect lorsque je préfère employer le mot "cadavre" plutôt que le mot "corps" mais la moindre des choses est de regarder ces cadavres, et pas les émotions qu'elles provoquent en nous.
Je pense qu'il est important, à un époque où nous sommes plus que jamais submergés d'images , d'apprendre à les analyser, les comprendre et s'en détacher. On nous enseigne à l'école dés notre plus jeune âge à analyser les textes ; nous savons décrypter les intentions d'un auteur, nous pouvons comprendre les codes employés car on nous l'a appris.
Nous subissons chaque jour énormément d'images - violentes ou non - sans être guère capables de les décortiquer et de comprendre ce qu'elles provoquent en nous. Je crois important d'étudier ce qui a pu émouvoir certains d'entre nous dans cette image - alors que la situation des migrant-es est connue, documentée et photographiée depuis bien longtemps. La photographie du cadavre de cet enfant mérite notre intérêt, au delà de l'émotion rapide qu'elle a pu susciter ; si la plupart d'entre nous avons été incapables ces dernières années de nous intéresser au sort des migrant-es et qu'il faille en arriver à la photographie du cadavre d'un enfant pour voir naître des réactions - je n'ai pas parlé d'engagement - c'est que la photo a un pouvoir que le texte n'a pas, et que CETTE photo nous dit quelque chose que d'autres photos ne nous ont pas dit, et qui, on le verra, est pour moi fort loin du sort des migrant-es mais nous ramène sans doute à nos propres angoisses.
Je voudrais préciser une seconde chose. Il y aura dans ce texte des photos, plus ou moins connues, de faits d'actualité ou historiques mais il n'y aura pas la photo du cadavre d'Aylan Kurdi. Le journaliste Muhammad Lila a interviewé la tante de l'enfant et qui, au nom du père d'Aylan, a affirmé ne plus vouloir que cette photo soit publiée. Si l'on souhaite parler d'Aylan Kurdi, il faut alors, dit-elle, publier des photos où il est vivant.
En 2001, se tient une exposition intitulée "Mémoires des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis 1933-1999". L'historien et philosophe Georges Didi-Huberman écrivit un article dans le catalogue de l'exposition sur 4 photos prises à Auschwitz par un membre d'un sonderkommando. Devant la polémique qui suivit, il publia ensuite le livre Images malgré tout où il explique que ces quatre photos sont des images, qui nous disent quelque chose, qui ont été prises "malgré tout", malgré la volonté nazie de faire de la solution finale un crime n'ayant jamais existé, malgré les risques encourus par celui qui a pris ces photos : "quatre "réfutations arrachées à un monde que les nazis voulaient offusqué ; c'est-à-dire sans mots et sans images". Pour Gérard Wajcman et Élisabeth Pagnoux, qui suivent en cela la pensée de Claude Lanzmann, il ne peut pas y avoir d'images des génocides parce que "La Shoah fut et demeure sans image". C'est pour cela que Lanzmann dans son film Shoah a choisi de privilégier le témoignage qu'il pense comme le plus proche de la vérité.
Il existe extrêmement peu d'images des camps d'extermination et aucune des gazages, qui auraient montré le caractère volontaire, systémique, systématique et délibéré d'éliminer de façon massive des groupes racialisés. On ne peut pas montrer par l'image qu'il y a eu une volonté génocidaire alors Lanzmann en conclut que les images qui existent sont mensongères puisqu'elles ne disent qu'une toute petite part de la vérité. On ne peut donc représenter les génocides commis par les nazis par une image car celle-ci décrira toujours une réalité qui sera en dessous de ce qui s'est passé et contribuera au fond à minimiser les génocides.
Mais en quoi le témoignage serait-il plus fiable ? Par définition tous ceux qui témoignent dans Shoah sont vivants ; or le génocide juif n'est pas une histoire de vivants mais une histoire de morts : 67% des juifs du "continent européen" ont ainsi été exterminés. Alors, si on voulait être au plus proche de la vérité que cherche Lanzmann il faudrait être dans le silence absolu, seule façon de montrer que celles et ceux qui ne sont plus là ne peuvent justement plus raconter. Alors Shoah devrait être un film non pas de témoignages, mais un long silence de dix heures, seule manière d'être proche de la vérité des millions de morts. Cette position pour le moins paradoxale - se taire pour raconter - montre à mon sens combien la position de Lanzmann, même si elle pose les bonnes questions - n'est pas tenable ; le témoignage n'est pas plus vrai, ni plus objectif qu'une photo. Il n'existe pas de source parfaitement neutre, fiable et objective.
En revanche, on peut se demander si le texte, en général n'est pas davantage apte à retranscrire une situation d'actualité (ou historique) bien davantage qu'une photographie, s'il ne permet pas une plus grande précision. Est-ce qu'une image, à elle seule, est apte à rendre compte d'une situation historique ou actuelle et le peut-elle autant qu'un texte ? Est-ce qu'une image peut être autre chose que l'accompagnement d'un article ? Peut-elle se suffire à elle-même ?
Le pouvoir des images
Les images ont un pouvoir face à nous que les mots ont beaucoup moins.
Si un journaliste avait écrit un article autour de la mort d'Aylan Kurdi, il ne fait aucun doute que cet article n'aurait absolument pas eu le même impact que la photographie. Plusieurs faits me semblent expliquer cette différence de réactions.
Il faut un temps plus ou moins long pour lire un texte alors que j'embrasse l'image d'un regard. Si je devais écrire sur la mort d'un enfant migrant noyé sur une plage, je prendrais sans doute le temps d'évoquer et de décrire la plage et la nature alentours et je parlerais ensuite du cadavre de l'enfant. Vous auriez donc une durée de lecture pour vous habituer au fait que vous allez lire une description difficile. Lorsque nous regardons la photo du cadavre d'Aylan Kurdi, nos yeux ne peuvent s'y préparer en regardant d'abord la plage, ou la mer et sont immédiatement fixés sur le cadavre. Dans un texte, la mort de l'enfant sera contextualisée ; on nous expliquera où se passe la scène et comment cette mort est survenue par exemple. Dans l'image il n'y a aucune contextualisation, on est confronté à la mort directement sans aucune explication.
Il y a donc une confrontation immédiate avec l'horreur ; l'image a donc sur nous un plus grand pouvoir émotionnel que le texte.
Nous ne mettons pas en image tout ce que nous lisons ou disons ; si quelqu'un est en train de vous parler au téléphone du "beau ciel bleu" qu'il fait chez lui, vous ne visualiserez pas systématiquement un ciel bleu. Dans votre esprit, les mots ne se transforment pas forcément en images ; vous savez ce qu'est un ciel bleu, vous n'êtes plus cet enfant auquel les adultes montraient chaque objet pour lui apprendre le nom qui lui est associé.
Alors, si je vous parle d'"un enfant de 5 ans noyé sur une plage", peu d'entre vous vont en avoir une image mentale précise. Si je vous demande de faire l'effort mental de vous représenter cet enfant, en partant du principe que vous n'avez pas vu la photo, aucun d'entre vous ne construira la même image. Nous opérerons des censures mentales selon ce que nous sommes aptes à supporter ; peut-être certains d'entre nous y associeront des éléments caractérisant leur propre enfant. Certains imagineront une vague silhouette, d'autre verront une plage triste, déserte et grise comme s'il était impossible qu'on meure dans un lieu paradisiaque. La plupart d'entre nous n'imaginera rien, ne se représentera rien pour se protéger du choc de cette nouvelle. Devant la photographie d'un enfant noyé, nous ne pouvons pas censurer ce qui nous est insupportable, nous ne pouvons pas ne pas le voir et adoucir la vision de sa mort. Devant un texte, nous imaginerons sa mort, nous en ferons une mort acceptable pour nous, tolérable, devant une photo, nous ne le pourrons pas. L'image a donc encore une fois un pouvoir émotionnel que le texte n'a pas.
"Une photographie anonyme représente un mariage (en Angleterre) vingt-cinq personnes de tous âges, deux petites filles, un bébé je lis la date et je suppute 1910 ; donc, nécessairement, ils sont tous morts, sauf peut-être les petites filles, le bébé (vieilles dames, vieux monsieur, maintenant). (...) Devant la photo de ma mère enfant, je me dis elle va mourir : je frémis, tel le psychotique de Winnicott, d’une catastrophe qui déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe." Roland Barthes La chambre claire
Barthes évoque dans cet essai que, devant toute photo, nous observons un évènement qui a déjà eu lieu. Il note qu'il n'a pas connu sa mère telle qu'elle est sur la photo qu'il regarde et que, très souvent lorsqu'on regarde une photo, la personne n'est déjà plus telle que sur la photo voire est déjà morte. On observe un moment qui n'existe plus, voire une personne qui n'existe plus. Les fleurs que j'ai en fond d'écran de mon ordinateur ne sont plus depuis déjà bien longtemps et pourtant, elles semblent bien réelles, bien exister en ce moment, lorsque je les regarde.
La photo d'Aylan Kurdi est à ce titre doublement morbide ; déjà parce qu'elle représente un cadavre mais ensuite parce que cette situation est passée ; au moment où nous regardons la photographie, Aylan Kurdi n'est plus sur la plage. Alberti disait de la peinture que c'est "une fenêtre ouverte sur le monde" . La photo est une fenêtre ouverte sur un monde passé ; d'un côté Aylan Kurdi semble être mort sous nos yeux, ce qui nous donne un sentiment d'impuissance insupportable et de l'autre nous savons très bien que cette situation est passée, qu'on ne peut plus agir même si la scène semble se dérouler à l'instant où nous regardons la photo. Notre confrontation à l'événement se situe bien dans le présent mais avec la conscience qu'il est passé. L'image a donc un pouvoir de frustration sur nous qui la regardons, qui est supérieur à celui du texte
"Ce que la photographie reproduit à l'infini n'a eu lieu qu'une fois ; elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement. (...) Dans la Photographie, la présence de la chose (à un certain moment passé) n’est jamais métaphorique ; et pour ce qui est des êtres animés, sa vie non plus, sauf photographier des cadavres; et encore si la photographie devient alors horrible, c’est parce qu’elle certifie, si l’on peut dire, que le cadavre est vivant, en tant que cadavre c’est l’image vivante d’une chose morte. Car l’immobilité de la photo est comme le résultat d’une confusion perverse entre deux concepts le Réel et le Vivant en attestant que l’objet été réel, elle induit subrepticement croire qu’il est vivant, cause de ce leurre qui nous fait attribuer au Réel une valeur absolument supérieure, comme éternelle; mais en déportant ce réel vers le passé ("ça a été"), elle suggère qu’il est déjà mort." Roland Barthes La chambre claire
"Cette vulnérabilité [face à la photo] est inhérente à la passivité caractéristique de quelqu'un qui est doublement spectateur car il assiste à des événements qui ont déjà reçu leur forme d'abord des participants, et ensuite de celui qui a fait l'image". Susan Sontag Sur la photographie
Lorsqu'on commence à écrire un texte, sur quelque sujet que ce soit, on part d'une page blanche, tout comme lorsqu'on commence un dessin ou une peinture. Personne n'a pré-écrit sur ma feuille ou ne m'a imposé des mots à utiliser dans le texte et personne n'a non plus pré-dessiné sur la toile blanche. Avec la photographie, nous sommes face au sujet que nous souhaitons prendre en photo qui s'impose beaucoup plus à nous que lorsque nous souhaitons en parler ou le peindre. On ne peut pas totalement le construire ou l'imaginer, il est et ne peut pas être occulté dans le processus de création. Prenons l'exemple d'une maison. Le dessin, la peinture ou le texte laissent libre cours à l'imagination pour s'inspirer de ses connaissances ou de ses fantasmes pour créer une maison. En photographie, au mieux, on peut sélectionner une maison, en choisir un angle de vue, un cadrage, mais cette maison est là et elle participera à ces choix. Le sujet de la photo a donc le pouvoir de s'imposer dans le processus créatif, voire d'imposer le processus créatif. Puisqu'il y a modification du processus créatif, il y a forcément modification de l'œuvre et donc de sa réception et image et texte n'ont encore une fois pas le même pouvoir. Dans la photo, le spectateur est doublement passif ; il subit le sujet dans ce qu'il impose et les choix que lui impose le photographe.
- " La Photographie ne dit pas (forcément) ce qui n’est plus, mais seulement et coup sûr, ce qui a été. Cette subtilité est décisive. Devant une photo, la conscience ne prend pas nécessairement la voie nostalgique du souvenir (combien de photographies sont hors du temps individuel), mais pour toute photo existant au monde, la voie de la certitude l’essence de la Photographie est de ratifier ce qu’elle représente. J’ai reçu un jour d’un photographe une photo de moi dont il m’était impossible, malgré mes efforts, de me rappeler où elle avait été prise j’inspectais la cravate, le pull-over pour retrouver dans quelle circonstance je les avais portés; peine perdue. Et cependant, parce que c’était une photographie, je ne pouvais nier que j’avais été là (même si je ne savais pas où)." Roland Barthes La chambre claire
Je parlais de "fenêtre ouverte sur le monde" pour justement souligner qu'une image a toujours l'air plus vraie, plus réaliste qu'un texte. Après tout si quelqu'un a pris cette photo à ce moment précis, c'est bien que cette situation a existé. La vérité nous "saute aux yeux".
Les gens qui ont mis en cause la réalité de cette photo ne nient pas que cette photo a été prise, ils ne nient pas l'existence de l'objet que constitue cette photo. Ils ne nient même pas non plus qu'un enfant soit éventuellement mort quelque part parce que la photo s'impose à eux malgré tout ; tout au plus peuvent-ils dire que l'enfant n'est pas syrien, ou qu'on a modifié sa position, ou que son père l'a tué mais la photo en elle même en tant que témoin de la mort d'un enfant n'est, elle, pas remise en cause. Si j'écris un texte sur la mort de cet enfant, on me demandera d'en fournir la preuve car mon témoignage ne suffira pas à attester qu'un enfant est bien mort dans les conditions que je décris.
"Les photographies sont des pièces à conviction. Ce dont nous entendons parler mais dont nous doutons nous paraît certain une fois qu'on nous en a montré une photographie." Susan Sontag De la photographie
Une photo, à elle seule, est elle apte à retranscrire une actualité ?
Lorsque je réfléchissais au pouvoir émotionnel de la photo d'Aylan Kurdi, je me suis prise à noter le nombre de photos retranscrivant un fait d'actualité marquant dont je pouvais me souvenir. Sans réfléchir, j'étais capable d'en citer une bonne dizaine alors que je me révélais incapable de citer le titre d'un seul article qui m'aurait marquée. Et pourtant lorsque je me souvenais précisément de chacune de ces photos, je me rendais compte qu'elles semblaient bien "pauvres". Sans aucun doute, elles touchaient aux émotions mais que nous disaient-elles ? Que nous apprenaient-elles sur le fait historique qu'elles évoquaient ?
En 2013, John Stanmeyer a remporté le World Press Photo pour la photo suivante.
Sans légende, si vous n'avez jamais entendu parler de cette photo, il va vous être bien difficile de comprendre de quoi elle parle. Sont-ce des gens en train de prendre en photo une éclipse de lune ou de soleil ? Cherchent-ils du réseau ? Est-ce une publicité pour des téléphones portables ?
Une photo d'actualité ne peut être comprise sans un texte la légendant. Un article de libé nous en dit un peu plus : "un cliché représentant des migrants africains brandissant en l’air leurs téléphones portables, en pleine nuit sur la plage de Djibouti, dans l’espoir de capter un signal de la Somalie voisine". Mais qui sont-ils ? D'où viennent-ils ? Pourquoi ont-ils migré ? Pourquoi se retrouvent-ils à Djibouti ? Cette photo ne peut pas nous dire tout cela ; sans légende, on peut tout aussi bien croire que la photo représente une bande de copains cadres sup américains qui brandissent leur iphone pour faire un selfie. Avec la légende on en sait davantage mais guère plus ; mis à part nous saisir (ou pas) aux tripes, qu'est-ce-que cette photo nous dit ? Si dans 1500 ans un chercheur en histoire tombe sur cette photographie perdue dans un fonds d'archive qui a été mal classé qu'arrivera-t-il à en conclure ? Qu'est ce que cela lui dira sur la situation des migrant-es de 2013 ? Cette photographie
est belle, par ses couleurs, sa composition etc. Pour autant, la réalité qu'elle représente est en totale contradiction avec cette esthétique. Mais c'est la seule réalité qu'on nous présente ; on ne nous montre des migrant-es que cette belle photo qui peut nous faire oublier la réalité de leur vie. Ce n'est pas que la photo mente c'est qu'elle montre un instant de réalité qui peut parfois occulter la réalité qu'elle illustre. Un article parlant des migrant-es ne pourrait se contenter de nous dire qu'ils tentent d'appeler leur famille ; on nous expliquerait sans doute pourquoi ils ont du partir, pourquoi leur famille n'a pas pu les suivre, leur lieu de départ et leur destination etc. L'article pourrait dire seul ce que ne peut faire l'image. Or en étant primée dans un concours, elle finit par devenir une information à elle seule et quitter son rôle de simple illustration.
Voici la photographie prise par James Nachtwey qui a eu le World Press Photo en 1994. Sans le contexte du génocide rwandais, cette photo ne nous dit rien ; elle nous montre un homme noir mutilé ; il pourrait bien être français, somalien ou brésilien. Si nous nous renseignons un peu, on apprend "Homme hutu mutilé par les Interahamwe, milice hutu qui le soupçonnait de sympathiser avec les rebelles tutsis." Cette information nous en dit davantage mais guère plus. Qui plus est pour illustrer le génocide rwandais, pourquoi choisir une photo d'un hutu ? Pourquoi choisir la photo d'un homme vivant alors que le génocide a fait 800 000 morts ? Encore une fois que dira cette photo à un historien dans 1000 ans ? Qu'apprend-elle à quelqu'un ne connaissant rien du génocide rwandais et qui souhaite se renseigner sur le sujet ? Au delà du choc provoqué par la gravité des cicatrices, que nous apprend-elle si c'est là son but ? Peut-elle exister seule, sans être légendée et sans accompagner un article expliquant le génocide ? Un texte qui parlerait du génocide rwandais et des blessures qu'a subi cet homme serait obligé de contextualiser ces cicatrices et de nous expliquer pourquoi et dans quel contexte elles ont eu lieu.
Sans complètement partager la position de Lanzmann, je considère que les photos illustrant l'actualité ou l'histoire, lorsqu'elles sont seules, sont des sources d'information pauvres. Elles en disent davantage sur les sociétés qui les sanctifient, qui en font des supports masturbatoires à leurs angoisses de mort, que sur l’événement qu'elles prétendent représenter ? Elles ne sont pas informatives, elles jouent sur nos émotions - qui ne produisent en général pas grand chose de bon hormis des indignations de façade - et ne présentent qu'un intérêt très limité.
Observons une autre photo qui est celle qui a eu le prix en 2014 et qui montre deux hommes homosexuels en Russie. Encore une fois, sans la légende, il parait difficile de savoir que ces hommes sont homosexuels et russes. Il est encore plus difficile de comprendre alors même qu'on montre un moment d'apaisement et d'intimité la répression que subissent les homosexuel-les en Russie.
Ces deux photos - Rwanda, Russie - sont non seulement incapables, seules, de rendre compte d'une situation, ne serait-ce que d'un fragment d'une situation mais elles tendent qui plus est à minorer la situation qu'elles prétendent évoquer ; le génocide rwandais ne se définit pas par les blessures d'un hutu pas plus que la situation des homosexuels en Russie par la vision d'un couple apaisé.
Je ne doute pas un seul instant des bonnes intentions des photographes ; je remets en cause en revanche la sanctification de la photo comme un matériel indispensable et pouvant exister seul comme témoin de l'actualité. la photographie ne peut être qu'un instantané, un témoin furtif mais en aucun cas décrire une actualité.
Dans ce contexte que nous dit la photo d'Aylan Kurdi et est-elle apte, seule, comme elle nous a été présenté en une de beaucoup de journaux, à témoigner d'une actualité ?
Il y a de nombreux morts parmi celles et ceux qui migrent. Ce sont, très souvent des morts sans cadavres, puisqu'ils disparaissent tout simplement ou meurent - en mer par exemple - sans qu'on retrouve leur cadavre. L'histoire des migrations est en ce début du 21eme siècle une histoire de morts sans cadavres, de morts en mer, de morts dans les déserts libyens ou mauritaniens. Il est donc pour le moins paradoxal que l'image qui frappe l'opinion publique soit justement celle qui montre un cadavre.
L'essentiel des migrants arrivant en Europe sont des hommes. (soit-dit en passant il me semble dangereux de débattre là où Marine Le Pen souhaite qu'on le fasse parce que le fait est qu'il y a bien une majorité d'hommes qui migrent - 66% - le débat, me semble-t-il, devrait surtout expliquer qu'il n'y a aucun problème, ni danger à ce que des hommes adultes migrent en masse). Encore une fois, cette photographie ne nous décrit pas la réalité de la migration ; elle nous en transmet un côté acceptable pour la plupart d'entre nous, tolérable. Nous fermions les yeux devant les hommes morts mais moins devant les tout petits garçons.
Cette photographie ne rend donc pas compte de la réalité des migrations en 2015 ; mais d'un très bref instant et du terrible destin d'un individu parmi des centaines de milliers.
Mais alors pourquoi cette photo-là a autant marqué l'opinion ? Il est évidemment compliqué de faire de la psychologie sociale d'autant plus si peu de temps après la diffusion de cette photo.
La philosophe Marie-José Mondzain évoquait que le spectacle de la mort d'un enfant est depuis le massacre des innocents une "figure séculaire voire millénaire de la douleur intolérable". Il n'y a en effet aucune raison rationnelle de trouver plus horrible qu'un enfant meure qu'un adulte ; c'est une pure construction sociale qui n'a rien d'universel. D'autres civilisations pourraient trouver qu'il est bien plu terrible que ce soit, par exemple, un homme dans la force de l'âge.
L'enfant a le visage dans le sable - au contraire de son frère - ce qui permet de s'identifier à lui simplement et rapidement pour tout occidental. La plage alentours est un lieu anonyme, le cadrage ne nous laisse aucun élément permettant de la localiser ; ce qui laisse à tout un chacun la possibilité d'en faire un lieu familier. Elle peut être ainsi la plage de nos dernières vacances ou à côté de chez nous.
La crainte de la noyade est une menace plausible pour beaucoup de parents. Autant peu de gens auront peur que leur enfant soit crucifié ou décapité (certains évoquaient qu'on n'a pas autant réagi devant les photographies enfants massacrés par Bachar El assad ou l'Etat islamique), autant la menace de la noyade existe d'autant qu'on a soigneusement alimenté leurs angoisses à coups de faits-divers et de matériels aussi coûteux qu'indispensables à acheter. L'enfant mort devient donc pour beaucoup de gens "notre enfant mort" ce qui permet une empathie beaucoup plus forte.
Beaucoup ont remarqué que les cadavres racialisés (c'est à dire les cadavres de noirs, arabes...) sont beaucoup plus photographiés que les cadavres de blancs. Il y aurait moins de respect pour ces cadavres là considérant qu'ils sont avant tout un bon matériel photographique. On observera par exemple qu'il n'y a pas eu, dans les medias, de diffusion massive des cadavres du 11 septembre ou de ceux de Charlie Hebdo. L'un des rares journaux (anglais) à avoir diffusé la photo d'une des victimes a publié la photo de l'homme en train d'être tué et pas de son cadavre. Il a subi l'opprobre générale alors qu'ici ce sont justement ceux qui n'ont pas diffusé la photo qui ont du se justifier. Le cadavre racisé est un bon support pour nos émotions blanches, notre scopophilie, un bon objet de tristesse mais est rarement vu comme un sujet, parlant et pensant. Il n'est pas étonnant que nos émotions s'arrêtent sur le cadavre d'un enfant, par définition incapable de parler, et que nous objétisons puisque nous n'avons aucune envie d'écouter ce que les migrant-s ont à dire.
Mais si la photo d'Aylan Kurdi a autant touché en Europe c'est à mon sens car son cadavre a subi un processus de déracialisation qui est justement possible car son visage n'est pas visible. Qu'est ce que j'appelle "déracialisation" ? Imaginons un recruteur qui passe une petite annonce pour un emploi ; il ne veut d'aucun noir dans son entreprise, il a donc écarté tous les profils où la photo montre le visage d'un homme noir. Il reçoit la candidature d'un Sébastien Lafont qui lui semble bien convenir pour le poste ; il le convoque et là, l'homme est noir (il trouvera une excuse lambda pour refuser de l'employer). Le candidat n'est pas devenu noir au moment où le recruteur le recevait ; il l'était avant et le serait après. mais aux yeux de cet homme, il a un moment été blanc puis a ensuite été racialisé. Pour le recruteur, avant qu'il le rencontre, cet homme n'est pas racialisé ; il subit donc un processus de racialisation ( il en a evidemment subi d'autres dans sa vie). C'est à mon sens ce qu'il s'est passé pour Aylan Kurdi, à l'inverse, et explique pour partie l'engouement pour cette photo chez les occidentaux ; l'enfant n'est pas identifiable, il est habillé "comme un occidental" ; on le déracialise en en faisant un de nos enfants ce qui aurait été impossible avec un enfant noir par exemple. Cette déracialisation permet une très forte empathie qui n'existe pas pour d'autres cadavres, plus racialisés et encore moins pour les migrant-es vivants.
Les photographies d'actualité marquent notre époque et nos esprits ; elles étaient normalement destinées à illustrer un article et n'étaient pas censées fournir l'alpha et l'oméga de l'actualité encore moins lorsqu'elles sont très parcellaires sur ce qu'elles prétendent raconter ou sujettes à toutes les interprétations. La place qu'elles prennent est inquiétante dans la mesure où elles satisfont en apparence le besoin de scoop sans pour autant apporter des informations pertinentes, complètes. Elles surfent sur la vague d'émotions et nos pulsions scopiques. Qui plus est, les images d'actualité, tendent à devenir, comme le titre ou le chapô, des slogans publicitaires destinés à attirer le lecteur. Elles sont donc toujours de plus en plus esthétiques, stéréotypées ; elles correspondent à nos fantasmes idéalisés à ce qu'on a envie de voir. Elles sont loin de la réalité beaucoup plus complexe, qu'elles tendent très malheureusement à occulter.
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