Jan 142014
 

Je vais donc résumer le livre Les féministes blanches et l'empire de Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem.

Les auteurs constatent la crise du féminisme qu'ils datent aux débats autour de la loi du 15 mars 2004 sur le voile à l'école qui a été soutenue, fait sans précédent, par d'importantes franges de la gauche institutionnelle et radicale. Ils reviennent sur Ni putes ni soumise (NPNS), qui, dés sa fondation, bénéficia d'une aura médiatique d'importance, alors qu'elle n'avait pourtant pas une base réelle dans les quartiers populaires. NPNS se focalisa sur les violences commises au sein des communautés noires et arabes ce qui impliquait de condamner quasi exclusivement le sexisme dit indigène ; voile, mariage forcé, excision, polygamie. Un appareil sémantique fut même créé afin de différencier le sexisme de banlieue ; on parla ainsi de tournante pour parler de viol collectif, de crime d'honneur pour parler d'homicide conjugal.
NPNS a servi de caution dite "de terrain" à la loi sur le voile à l'école et a soutenu le politique ainsi que quelques féministes historiques comme Fouque ou Roudy.
Face à ce ralliement sans faille à la position gouvernementale, il y avait une position d'entre deux soutenue entre autres par le Collectif national pour les droits des femmes qui dénonçait à la fois la loi et le voile en tant que symbole d'oppression. Cette position "ni loi ni voile" revenait à dire que les enseignants pouvaient se passer de la loi pour interdire le voile, par la menace de sanctions par exemple.
Un troisième courant, représenté par les Collectif des féministe pour l'Egalité, Les panthères roses et Une école pour tou-te-s se mobilisa contre la loi et dénonça l'instrumentalisation du féminisme à des fins racistes.
Cette loi s'est vue rapidement étendue, par décret aux mères de familles accompagnant des sorties scolaires ou par la loi imposant aux assistantes maternelles le devoir de neutralité religieuse.

Ainsi la question de "l'instrumentalisation du féminisme à des fins racistes" est devenue centrale mais, selon les auteurs, cette expression pose problème.
Sur le mot "instrumentalisation". Un mouvement politique n'est pas une entité passive qu'on peut orienter ou manipuler comme l'on veut. En clair si des pouvoirs politiques se servent d'arguments vertueux comme l'égalité hommes-femmes pour renforcer le système raciste par exemple, il faut comprendre qu'il s'agit là de tactiques, de stratégies d'alliances et pas seulement d'"instrumentalisation". La classe dominante ne peut diriger la société sans avoir des soutiens de la part des classes dominées et sans leur apporter des réponses à certaines de leurs demandes. Les auteurs pensent donc que les politiques contre le voile n'auraient pas eu lieu si les groupes féministes n'avaient pas procédé à des alliances stratégiques temporaires avec le pouvoir dominant parce que ces groupes pensaient ainsi faire avancer leurs propres revendications. Il n'y a donc pas instrumentalisation mais ralliement.
Les auteurs reviennent ensuite sur une épisode historique où la convergence d'intérêt entre les féministes et le projet colonial français apparait de façon claire.
Dans les années 20 et 30, pour contrer l'imaginaire métropolitain qui voit les femmes vivant aux colonies comme des femmes indolentes et décadentes, les femmes mettent un point d'honneur à montrer qu'elles servent l'œuvre coloniale. dés les années 1890, le suffragisme français comprend bon nombre de féministes qui se servent du cadre impérial pour soutenir leurs revendications. Ainsi Hubertine Auclert théorisa le féminisme impérialiste et associa le degré de civilisation d'une société et le niveau d'émancipation des femmes. Le féminisme pouvait ainsi espérer voir ses revendications intégrées au cœur du projet impérial.
Le même enjeu pousse les féministes des années 30 et 40 à s'allier au projet colonial en se disant plus aptes que les hommes colons à transmettre l'œuvre civilisatrice au sein des foyers des colonisés. Ainsi l'Union Française pour le Suffrage des Femmes fit beaucoup de campagnes dénonçant la situation des femmes musulmanes et spécialement le port du voile. Ces tactiques permettaient aux suffragistes de se présenter comme civilisatrices et éducatrices ce qui leur permettrait d'appuyer leur principale revendication : le droit de vote.
Dans les années 50, l'administration française va beaucoup faire contre le voile et presse les femmes algériennes de dire non au voile. Deux organisations de femmes vont lutter contre le voile ; le Mouvement de solidarité féminine présidée par Mme Salan, femme du général Salan et le comité central d'action sociale et de solidarité féminine présidée par Mme Massu, épouse du général du même nom.
En mai 1958, ces associations assistent le pouvoir colonial afin de faire des cérémonies de dévoilement où des groupes de femmes voilées arrivent sur une place, sont accueillies par des femmes occidentales qui tiennent des discours émancipateurs ; les femmes voilées jettent ensuite leur voile à la foule. Les dévoilements étaient très souvent forcés ; ainsi Monique Améziane contre la promesse de se dévoiler verrait son frère avoir la vie sauve.
Dans un troisième chapitre, les auteurs reviennent sur l'histoire du féminisme à partir des années 70. Ils constatent qu'il y a eu une mise en miroir entre racisme et sexisme dans le but de dénaturaliser l'oppression sexiste. ainsi Delphy considérait race et sexe comme des constructions sociales. D'autres féministes s'inspirent des luttes anti colonialistes pour mener leurs propres luttes.
Les auteurs montrent la difficulté de beaucoup de féministes blanches à penser la situation des femmes non blanches et les limites à comparer racisme et sexisme. Enfin il est montré que le rôle et l'importance de la Coordination des femmes noires a été largement occulté, coordination qui a dénoncé le regard parfois voyeur des féministes blanches à leur égard en ne voyant que le sexisme "exotique" qu'elles subissaient. Les revendications de la Coordination des femmes noires a été de plusieurs types : tout en luttant pour l'autorisation d l'IVG elles dénonçaient les campagne de stérilisation forcées menées dans les dom. Elles dénonçaient aussi les politiques migratoires de femmes des dom mises en place par la France. Leurs combats furent peu relayés par le MLF.
Les dix ou 20 dernières années ont été le terrain de l'incorporation de thèmes anti sexistes dans la rhétorique réactionnaire ; le "sale arabe" est devenue "le grand frères obscurantiste". Les auteurs étudient donc les propos tenus dans Les cahiers du féminisme sur le voile "symbole clair d'asservissement des femmes". Comme dans les années 30, les féministes se sont déclarées comme davantage aptes légitimes à dénoncer et parler des problème liés à l'immigration comme le mariage forcé ou le foulard. Ainsi par exemple la mort de Sohane Benziane en 2003 déboucha sur "La marche des femmes des quartiers contre les ghettos et pour l'égalité" qui traversa la France en février 2003 pour aboutir à une manifestation à Paris le 8 mars 2003 qui fut une des plus importantes manifestations au nom du féminisme.
La lutte contre le voile prend corps au milieu de ces enjeux et devient un symbole ; le voile devient le symbole du recul des forces progressistes dans le monde. Le féminisme connait alors une crise majeure et pense sa marginalisation comme un recul des droits des femmes. Les auteurs voient cela comme une rupture d'alliance avec les mouvements du tiers monde. Dans les années 80, si le féminisme et l'antiracisme sont incorporés au seins des mouvements politiques, les disparités hommes/femmes, entre blanc-he-s et non blanc-he-s ne diminuent pas bien au contraire.
Les auteurs reviennent ensuite sur la crise iranienne des années 80. Ils montrent que l'Iran tout en pratiquant une nette régression à l'égard des droits des femmes a aussi permis l'émancipation des femmes les plus défavorisées. La guerre Iran-Irak a par exemple nécessité que des femmes se mettent à travailler - ce qu'elles ne pouvaient faire auparavant - se rencontrèrent et mirent en place des stratégies de luttes communes. Ainsi on constate une pluralité de modes d'émancipation des femmes. Était donc remis en cause l'universalité du mot "femmes" et les analyses refusant de reconnaître la pluralité des conditions des femmes.
Dans le chapitre suivant, les auteurs parlent de l'"instrumentalisation" de l'homophobie par l'ensemble de l'échiquier politique, extrême-droite comprise, pour mener des politiques racistes. Ils montrent qu'il y eu aussi dans la communauté LGBT plusieurs moments où l'on fustigeait l'homophobie inhérente à une certaine culture. Ils montrent que l'Occident a tenté de coller des identités figées (hétérosexuelle et homosexuelle) dans des pays où elles n'existaient pas en tant que telles. Ils citent par exemple Massad qui a montré l'existence de pratiques homoérotiques dans les pays arabes ans qu'il y ait homosexualité (au sens d'une identité homosexuelle).
Ils montrent que la défense de l'homosexualité peut coller à des schémas impériaux comme le pinkwashing en Israël.
En conclusion les auteurs montrent que le racisme a servi de façon répétée à faciliter l'entrée des droits des femmes ou des homosexuels dans les causes légitimes des politiques. Ils parlent de féminisme hégémonique qui serait un conglomérat de groupes de pressions qui concentre son activité dans le domaine législatif et gouvernemental. Cette logique d'intégration et de pression institutionnelle entraîne forcement l'invisibilisation d'un certain nombre de personnes voire marginalise.
Ils notent la difficulté pour ce féminisme à
- prendre en compte le privilège blanc dans les modes d'organisation et de politisation féministe
- l'absence d'analyse matérialiste de la diversité des conditions des femmes et des sexualités
- l'inscription de la lutte féministe dans les appareils d'états et les pouvoirs publics.

En réaction a eu lieu la création de espaces féministes antiracistes et de diverses luttes : travailleuses du sexe, personnes trans, femmes voilées etc. Cela a aussi permis de travailler sur des impensés comme l'attaque contre les assistantes maternelles voilées qui permet de repenser la racialisation du travail domestique et repose les questions féministes classiques au sujet de la division du travail.
A travers donc les luttes trans, des prostituées ou des femmes voilées on repense le féminisme, on le réélabore. Les auteurs concluent sur la nécessité de travailler les analyses issues des mouvements naissants ; cette analyse nécessitera du temps pour élaborer une alternative., nécessaire pour définir des bases de coalition pérenne.

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  9 réponses sur “Résumé de Les féministes blanches et l’empire”

  1. [...] Les féministes blanches et l'empire - Crêpe Georgette [...]

  2. Merci pour ce résumé très intéressant qui m'a donné envie de le lire à mon tour !

  3. j'étais en train de me dire :" tiens, ça sent drôlement le PIR et Houria Bouteldja tout ça...". une rapide vérification et cela se confirme. la racialisation des thèmes que ces personnes abordent relève presque de la pathologie.

    Dialogue imaginé sur une question d'actualité:
    - X: franchement c'est chaud la loi qui vient de passer au Nigeria et qui interdit l'homosexualité.
    - PIR: taisez-vous, vous appliquez des grilles de lectures occidentales à un pays d'Afrique complètement différent et auquel vous ne connaissez rien.
    - X: ouais mais quand même...
    - PIR: vous n'êtes qu'un impérialiste suprématiste nostalgique du temps des colonies.
    - X: ah, ok."

    j'exagère à peine.

    il y aurait déjà bcp de critiques à émettre rien que sur la base de ce résumé. mais bon là j'ai franchement la flemme.

    je vous invite à l'occasion à écouter, regarder des interventions d'Houria Bouteldja et du PIR pour remettre le discours des auteurs en perspectives.

    j'essaierai qd même de le lire à l'occasion...

    • vous auriez complètement tort de lire un ouvrage face auquel je le sens vous êtes complètement objectif.

      • j'exprimais juste une certaine perplexité face au PIR et H.Bouteldja et ,par extension, aux auteurs.

        Pour faire court et si j'ai bien compris le résumé:
        1) le féminisme, ou plutôt une partie du féminisme, a historiquement été porté par des mouvements occidentaux et a, par conséquent, véhiculé une conception occidentale de ce qu'est la femme libérée (i.e. blanche, laïque voire athée,etc.);
        2) cette dernière conception n'est pas pertinente hors des schémas politiques et culturels occidentaux et, de surcroît, tend à exclure et discréditer toute forme de féminisme qui ne répondrait pas aux critères occidentalo-centrés;
        3) cette tendance à la disqualification d'un féminisme autre a pu notamment s'illustrer par des alliances, aux avantages réciproques, avec des politiques colonialistes: ainsi ces politiques racistes ont tiré partie du féminisme pour saper les identités culturelles/nationales et affaiblir la contestation, tandis que le féminisme s'est adossé à ces mêmes politiques pour promouvoir sa vision occidentale de la femme libérée.
        En bref, le féminisme ne serait pas un mouvement uniforme, universaliste; surtout, une certaine partie du féminisme n'est pas à même de s'ouvrir à des formes d'émancipation autres qu'occidentales et n'a pas rechigné/ ne rechigne pas à s'acoquiner à des politiques très discutables voire racistes pour faire prévaloir ses vues.

        4)En outre et contrairement à ce qui pourrait apparaître comme des idées reçues, là où ces alliances douteuses ont eu lieu, l'émancipation de la femme n'a pas été aussi éclatante que prévue, voire l'effet a été contraire à celui recherché.

        5) Partant, il apparaît souhaitable que le féminisme occidental se prête à un examen auto-critique et admette qu'il existe autant d'interprétations du féminisme que de nations ou cultures.

        jusque là, rien de surprenant et rien à redire. une partie du féminisme occidental sera finalement et simplement tombé dans un écueil bien connu d'autres idées ou phénomènes bien moins contestataires: celui de s'inscrire bon gré mal gré dans une forme d'impérialisme culturel.

        ****
        passons au point qui me laisse perplexe.
        au vu du résumé, je ne sais pas si les auteurs réalisent la pirouette suivante (qui serait bien dans le style du PIR- d'où l'importance à mes yeux de prendre en compte leur "pedigree idéologique"): se fonder sur les éléments historiques précités pour les plaquer sur des situations contemporaines occidentales.
        et bim, voilà le boomerang du voile qui nous revient directement dans les dents. si j'ai bien compris, les auteurs estiment qu'une certaine partie (la totalité?) des féministes opposées aux voiles dissimulerait en réalité des relents racistes et colonialistes, comme "au bon vieux temps, hein Jean-Marie!".
        il est difficile d'aller plus avant sur cette question parce que je n'ai pas la moindre idée du nombre de nuances que les auteurs apportent dans l'analyse développée dans le bouquin (même si leurs soubassements idéologiques peuvent constituer des débuts d'indices).

        j'ai personnellement de grosses difficultés à souscrire à une lecture raciste de l'opposition au voile, tout autant qu'à mes yeux régler cette question par un traitement féministe est maladroit et inapproprié.
        je n'ai pas la prétention de savoir ce qui se passe dans la tête d'une femme qui porte le voile, ni même celle de la libérer d'un hypothétique joug familial ou religieux. pis, j'aurais plutôt tendance à dire que je m'en fous complètement (sans sexisme ni misogynie hein).
        j'estime par contre que le voile a une charge politique parfaitement négative dans un Etat laïc. la propension des 3 monothéismes à vouloir influencer la vie publique/politique s'accentue dangereusement à mes yeux, surtout quand leurs stratégies passent par des alliances rhétoriques et idéologiques qui me semblent intellectuellement malhonnêtes: lier sionisme et judaïsme; lier catholocisme et mariage civil; lier islam et race. tout cela n'est pour moi que de la bataille politique, de la conquête du pouvoir (pas uniquement au sens institutionnel et électif). dans cette perspective, le voile n'est (pr moi) qu'un instrument qui sert à réinsérer le religieux dans un débat public et politique dont il avait été à juste titre évincé.

        il n'est donc pas encore venu le jour où j'accepterai de me voir traité de raciste ou d'un antisémite par un représentant d'un clergé ou un idéologue, sous prétexte que je critique des positions qui ne relèvent que de la politique et du pouvoir. d'où mes réserves préliminaires sur ce bouquin.

        ***

        hormis cela, je découvre tout juste ce blog et c'est franchement intéressant.

  4. Merci pour ce résumé! J'ai très envie d'aller farfouiller à la médiathèque pour chercher ce livre du coup.
    Depuis pas longtemps, j'essaie de remettre en question mes préjugés sur ces questions, en particulier celle du port du voile. En 2004 j'étais au lycée et je n'avais que des miettes de conscience politique, j'ai l'impression d'avoir intégré complétement cette loi sur les signes religieux à l'école comme quelque chose de naturel, allant de soi, et aujourd'hui je me rends compte (enfin j'essaie) de ses côtés problématiques.
    Aurais-tu d'autres conseils de lecture sur le sujet? Et, si je peux me permettre, tu parles de l'attitude des différents courants féministes vis à vis de cette loi, toi à l'époque comment te situais-tu par rapport au sujet? Ton opinion a-t-elle évolué depuis?

    • à l'époque j'étais contre la loi. Comme j'ai à la même époque changé d'opinion sur la prostitution, je suis passée de l'abolitionnisme au non abolitionnisme, cela a été une période compliquée face à pas mal de groupes féministes.

      en conseils de lecture j'avoue que pour le moment je ne vois pas.... (je demande sur twitter).

  5. Maintenant quand je vois un livre avec "l'Empire" dans le titre j'ai des plaques rouges qui apparaissent sur tous le corps, c'est grave docteur ?

    • rien à voir je te rassure 🙂 mais c'est vrai que s'ils avaient dit "empire colonial" c'etait peut etre plus clair ! mais le livre date d'avant la polémique 🙂

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